Chapitre 5

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ETUDE V

BABYLONE DEVANT LA COUR SUPREME

SA CONFUSION DANS LE DOMAINE NATIONAL

Les pouvoirs civils sont dans la détresse, en voyant que le jugement se tourne contre eux. — Dans la crainte

et la détresse, ils cherchent à s’allier entre eux, et s’adressent en vain à l’église qui ne possède plus sa puissance d’autrefois. — Ils accroissent leurs armées et leurs marines. — Préparatifs de guerre actuels. — Les forces militaires sur terre et sur mer. — Perfectionnement des engins de guerre, nouvelles découvertes, nouvelles inventions, nouveaux explosifs, etc. — Réveillez les héros : Que le faible dise : je suis fort. De vos charrues, forgez des épées et de vos serpes des lances, etc. — Les Etats-Unis d’Amérique, uniques dans leur position, sont cependant menacés de plus grands maux que l’Ancien Monde. — Le cri de Paix ! Paix ! Et il n’y a point de paix.

« CAR ce sont là des jours de vengeance, afin que toutes les choses qui sont écrites soient accomplies… et sur la terre une angoisse des nations en perplexité devant le grand bruit de la mer et des flots, les hommes rendant l’âme de peur et à cause de l’attente des choses qui viennent sur la terre habitée : car les puissances des cieux seront ébranlées. Et alors on verra le fils de l’homme venant sur une nuée avec puissance et une grande gloire ».

« Encore une fois je secouerai non seulement la terre, mais aussi le ciel. Or ces mots « Encore une fois » indiquent le changement des choses muables, comme ayant été faites, afin que celles qui sont immuables demeurent… Car aussi notre Dieu est un feu consumant ». — Luc 21 : 22, 25, 27 ; Héb. 12 : 26-29.

Il apparaît très clairement que les pouvoirs civils de la chrétienté se rendent compte que le jugement se tourne contre eux et que la stabilité de leur puissance n’est nullement assurée. Disraéli, alors Premier ministre d’Angleterre, s’adressant

(P 114) au Parlement britannique, le 2 juillet 1874 (juste au commencement de cette période de la moisson ou jour du jugement), déclara : « La grande crise de ce monde est plus proche que certains ne le supposent. Pourquoi la chrétienté est-elle si menacée ? Je crains que la civilisation ne soit sur le point de s’effondrer ». Il dit encore : « De quelque côté que nous nous tournions, il y a un sentiment de malaise qui se répand, une détresse des nations, le cœur des hommes défaille de crainte… Personne ne peut manquer de remarquer ces choses. Quiconque lit un journal ne peut manquer de voir l’aspect orageux du ciel politique qui nous enveloppe à présent… Quelque gigantesque explosion doit sûrement se produire. En Europe, tous les cabinets gouvernementaux sont agités. Tous les rois et gouverneurs ont la main sur la garde de leur épée… Nous sommes dans un temps exceptionnellement effrayant. Nous approchons de la fin ! ».

Si tel était l’aspect du monde au début même du jugement, combien plus menaçants sont les signes des temps aujourd’hui !

D’un article du London Spectator, intitulé « L’inquiétude de l’Europe », nous tirons l’extrait suivant :

« A quoi devrions-nous attribuer l’inquiétude qui prévaut en Europe ? Nous dirions que si elle est due en partie à la condition de l’Italie, elle doit être surtout imputée à la vague de pessimisme qui déferle actuellement sur l’Europe, causée en partie par les difficultés économiques et en partie par l’apparition soudaine de l’anarchie comme force dans le monde. Ce dernier phénomène a eu de beaucoup une plus grande influence sur le Continent qu’en Angleterre. Les hommes d’état, à l’étranger, anticipent toujours le danger qui vient des masses, danger qui se matérialise à leurs yeux quand les bombes sont lancées. En fait, ils considèrent les anarchistes comme n’étant que l’avant-garde d’une armée qui progresse sur la civilisation et qui, si elle ne peut être soit gagnée, soit mise au défi, pulvérisera tout ordre existant. Ils se prophétisent à eux-mêmes des maux de l’avenir intérieur du pays, la tranquillité existante reposant, pensent-ils, trop exclusivement sur les baïonnettes. Jugeant la situation intérieure avec si peu d’espoir, ils sont naturellement enclins à être mélancoliques quant à la situation extérieure, et à penser que cela ne peut durer, à considérer tout mouvement… comme une preuve que la

(P 115) fin approche rapidement. Ils éprouvent, en politique, la disposition au pessimisme qui est si manifeste dans la littérature et dans la société. Ce pessimisme est, pour le moment, rendu plus intense par la vague de crise économique ».

D’un autre numéro du même journal, ce qui suit est également en rapport :

« LE VRAI DANGER CONTINENTAL. — M. Jules Roche nous a donné un avertissement opportun. Son discours de mardi, qui fut écouté à la Chambre des Députés avec une profonde attention, a rappelé une fois de plus à l’Europe combien est mince la croûte qui recouvre encore ses feux volcaniques. Sa thèse était que la France, après tous ses sacrifices — sacrifices qui auraient écrasé n’importe quelle puissance moins riche — n’était pas encore préparée à la guerre ; qu’elle doit faire davantage, et, par-dessus tout, dépenser davantage, avant qu’elle puisse être considérée comme étant en sécurité ou prête. D’un bout à l’autre de son discours, il traita l’Allemagne comme un terrible et imminent ennemi qui, présentement, était bien plus fort que la France. Pour éviter l’invasion par un tel ennemi, la France doit toujours être préparée. Dans le dernier projet de loi militaire (dit M. Roche), l’empereur Guillaume II a réussi non seulement à enfermer son peuple entier dans l’étreinte de la conscription, mais il a élevé l’effectif de l’armée réellement prête à marcher et à combattre à cinq cent cinquante mille hommes, bien encadrés, bien équipés, postés d’une manière scientifique, en bref, une armée prête pour le jour où des lèvres de l’empereur sortira la décision fatale que son grand-père a exprimée en deux mots : « Krieg-Mobil ». La France, au contraire, bien que le filet de sa conscription soit également vaste, n’a que quatre cent mille hommes prêts, et par raison d’économie, réduit même fermement cette proportion. Donc, au commencement de la guerre qui, de nos jours, décide habituellement de sa fin, la France, avec des ennemis au moins sur deux de ses frontières, manquerait de cent cinquante mille hommes, et avant que ses ressources totales soient à la disposition de ses généraux, pourrait subir des calamités terribles et même fatales. Bien que loin d’être dévoués à M. Jules Roche, les députés ont écouté presque frappés de frayeur, et M. Félix Faure a décidé que, pour la première fois en six ans, il allait exercer une prérogative oubliée et qui est accordée au Président de la République, et présider la réunion du Conseil militaire suprême qui se tiendrait le 20 mars. Ir a évidemment l’intention,

(P 116) en homme d’affaires exercé,* de faire l’« inventaire » de la situation militaire, pour s’assurer clairement de ce que la France possède en matière de canons, de chevaux et d’hommes prêts à l’action en cas d’alarme, et s’il trouve le stock de matériel insuffisant pour satisfaire les grands besoins, d’insister pour en acheter davantage. Riche comme l’est la firme, il est possible qu’il trouve son capital insuffisant pour cette entreprise, cette masse de nouveau matériel étant extrêmement coûteuse, mais en tout cas, il a l’intention de connaître l’exacte vérité.

« M. Faure est un homme sensé, mais quelle lumière révélatrice son action jette sur la situation en Europe, après les paroles de M. Roche ! On suppose que la paix est garantie par la crainte de la guerre, et pourtant dès l’instant où l’on parle ouvertement de guerre, on remarque que, maintenant autant qu’à n’importe quel autre moment depuis 1870, les préparatifs de guerre sont la première préoccupation des hommes d’état. Nous savons quelle faible résistance l’empereur d’Allemagne a rencontrée l’an dernier pour obtenir les changements qui ont tant alarmé M. Jules Roche. Les gens les ont difficilement aimés, malgré l’énorme appât d’une réduction du temps de service militaire, et ils n’ont pas aimé payer de tels changements, mais ils en ont reconnu la nécessité ; ils se sont soumis, et maintenant l’Allemagne est prête à faire la guerre dans les vingt-quatre heures. La France également se soumettra, en désespoir de cause, et nous verrons se faire les préparatifs, voter les fonds nécessaires, lesquels auraient été rejetés avec aversion si ne dominait pas un sens du danger. Les Français, plus encore que les Allemands, sont fatigués de payer, mais pour tout cela ils paieront, car ils pensent qu’à n’importe quel moment, une armée plus forte que la leur, pourrait marcher sur Paris ou sur Lyon. Les philosophes déclarent que la « tension » entre la France et l’Allemagne a diminué d’une façon sensible, les diplomates affirment que la paix règne, les journaux rapportent avec gratitude les civilités du Kaiser ; la France prend même part à une cérémonie destinée à honorer l’Allemagne et sa marine, mais néanmoins la nation et ses chefs agissent comme si la guerre était imminente. Ils ne pourraient pas être plus impressionnables, ou plus alarmés, ou plus prêts à dépenser leur richesse s’ils attendaient avec certitude la guerre en moins d’un mois. Qu’on se souvienne que rien ne s’est produit pour accentuer la jalousie des deux nations. Il n’y a eu aucun « incident » de frontière. L’Empereur n’a menacé personne. Il n’y a aucun parti, même à

(P 117) Paris, qui se déchaîne pour la guerre. En vérité, Paris semble avoir détourné ses yeux de l’Allemagne, et paraît lancer des regards tout de suite enflammés de haine et d’avidité, en direction de la Grande-Bretagne. Et, enfin, il n’y a eu en Russie aucun signe ou l’ombre d’un signe que le nouveau tsar souhaite la guerre ; et pourtant la moindre allusion faite à la guerre, présente l’Allemagne préparée au dernier point, et la France alarmée, furieuse et tourmentée de peur de n’être pas prête aussi. Ce n’est pas une « nouvelle » quelconque qui est en question ; c’est la situation permanente qui arrive presque d’une manière accidentelle, à être le sujet des discussions ; et l’on admet de suite, de toutes parts, que cette situation oblige l’Allemagne et la France à être prêtes pour une guerre d’invasion dans les vingt-quatre heures. « Allemands ! Doublez votre impôt sur le tabac », proclame cette semaine le Prince Hohenlohe, « car nous devons avoir les hommes ». « Que périsse l’économie », s’écrie M. Roche, « car nous manquons de cent cinquante mille hommes ». Pourtant, observez que ni dans l’un, ni dans l’autre de ces pays, ces exhortations ne produisent de panique ou de « krach » ou de trouble notable dans le commerce. Le danger est trop chronique, trop clairement compris, trop parfaitement accepté comme étant une des conditions de la vie, pour produire quoi que ce soit de ce genre ; le danger est toujours là, et il n’est oublié que parce que les hommes se fatiguent à toujours entendre le même sujet de discours. C’est là le fait le plus mélancolique de toute l’affaire. Il n’y a aucune frayeur en Allemagne ou en France au sujet de la guerre, pas plus qu’il n’y en a en Torre del Greco au sujet du Vésuve, il n’y a rien sinon une vague connaissance que le volcan s’y trouve, qu’il s’y est trouvé, et qu’il y sera inchangé jusqu’à ce que se produise l’éruption.

« Nous ne supposons pas que quelque chose surviendra immédiatement à la suite du discours de M. Jules Roche, sauf des impôts supplémentaires, et peut-être le développement d’une ride ou deux sur le front du Président, car il n’aimera pas tous les résultats de son inventaire et il a. été exercé à insister pour que soient fournis les besoins de son affaire, mais il est bien qu’on rappelle occasionnellement à l’Europe que, pour les dirigeants et les hommes, politiques, et même pour les nations, il ne peut y avoir à présent de sommeil sûr, que les navires se dirigent parmi des icebergs, et que la vigilance ne peut se relâcher un seul instant. Une heure de négligence, une catastrophe, et un cuirassé peut sombrer. Il semble que ce soit une situation pénible pour la partie civilisée

(P 118) de l’humanité, d’être éternellement sollicitée pour plus de labeur forcé, une plus grande tranche de salaire, un plus grand empressement à être étendu en plein air, les os fracassés ; mais où peut-on trouver le remède ? Les peuples bouillent d’impatience pour en trouver un, les hommes d’état les aideraient en cela s’ils le pouvaient, et pour la première fois dans l’histoire, considèrent la guerre avec une profonde répugnance, comme si elle n’avait aucune « chance heureuse » de compenser ses risques incalculables ; mais tous sont impuissants à améliorer une position qui, pour eux tous, ne leur apporte que plus de peine, plus de gêne, plus de responsabilité. Le seul soulagement pour les peuples, c’est qu’ils ne sont pas dans une situation beaucoup pire• que celle de leurs frères en Amérique, où sans la conscription, sans la crainte de la guerre, sans une frontière en fait, les Finances sont épuisées comme si elles étaient européennes, les gens sont volés par les fluctuations de, la monnaie autant que s’ils étaient en temps de guerre, et tous les hommes sont frappés de soucis, comme s’ils pouvaient être appelés à tout moment à défendre leur foyer. Il n’y a jamais rien eu comme la situation européenne dans l’histoire, du moins depuis que la guerre, intestine a cessé, et si ce n’est que nous connaissons la manière de faire des humains nous nous étonnerions que cela ait échappé à leur attention, que les peuples soient toujours intéressés par des choses insignifiantes, ou qu’un discours comme celui de M. Jules Roche soit toujours nécessaire pour que les hommes ouvrent les yeux. « Nous, avons deux millions de soldats » dit M. Jules Roche, « mais quatre cent mille seulement d’entre eux sont oisifs dans les casernes, et il nous en manque encore cent cinquante mille » ; et personne ne pense que cela n’est qu’étonnamment sensé ; les représentants du peuple paraissent attentifs et graves, et le Chef de l’Etat profite qu’une arme a été oubliée pour obliger les chefs de l’armée de lui dire ce que les Français appellent la « vraie vérité ». Nous ne faisons pas partie de la Ligue de la Paix, étant incapables dé croire à l’Utopie, mais cependant nous sommes contraints de penser parfois que le monde est désespérément stupide, et que n’importe quoi — même l’abandon par l’Allemagne d’Elsaa-Lothringen ou par la France de l’Alsace-Lorraine — serait mieux que cette interminable et inutile hypothèque sur l’avenir pour obéir à une crainte que ceux qui agissent sur elle proclament tous à l’unanimité être chimérique. Elle n’est pas chimérique, et ils ne parlent ainsi que pour être courtois ; mais ne pourrait-on pas y mettre fin avant que ne vienne la destruction ? ».

Voici un extrait du discours de M. J. Beck

(P 119) du Barreau de Philadelphie, publié dans The Christian Statesman. Le sujet du discours était « La détresse des nations », en considérant d’une manière rétrospective le siècle écoulé :

« Notre siècle, qui a commencé avec le grondement des canons de Napoléon dans les plaines de Marengo et s’est écoulé et terminé par des échos semblables à la fois de l’Orient et de l’Occident, n’a pas connu une seule année de paix. Depuis 1800, l’Angleterre a eu cinquante-quatre guerres, la France quarante-deux, la Russie vingt-trois, l’Autriche quatorze, la Prusse neuf, c’est-à-dire cent quarante-deux guerres faites par cinq nations dont au moins quatre d’entre elles ont pour religion d’état l’évangile de Christ.

« A l’aube de l’ère chrétienne, l’armée permanente de l’Empire romain s’élevait, selon Gibbon, à environ quatre cent mille hommes, et était disséminée sur une vaste étendue de territoire depuis l’Euphrate jusqu’à la Tamise. Aujourd’hui, les armées permanentes d’Europe dépassent quatre millions, tandis que les réserves, formées de soldats qui ont servi deux années ou plus dans les casernes et sont des hommes exercés, dépassent seize millions, nombre que l’esprit ne peut ni apprécier ni imaginer. Avec un dixième des hommes valides en armes sur le Continent en temps de paix et un cinquième de ses femmes accomplissant le travail pénible et parfois répugnant de l’homme dans les ateliers et dans les champs, on peut, avec tristesse, dire comme Burke : « L’âge de la chevalerie est passé… La gloire de l’Europe n’est plus ». Dans les vingt dernières années, ces armées ont presque doublé leurs effectifs, et la dette nationale des nations européennes, contractée principalement en vue de guerres, et extorquée à la sueur du peuple, a atteint le total inconcevable de vingt trois milliards de dollars. Si l’on doit mesurer par ses dépenses ce qui intéresse un homme, alors il est certain que la passion suprême de l’Europe civilisée dans ce soir du dix-neuvième siècle c’est la guerre, car un tiers de tous les revenus qui sont drainés du travail et du capital est consacré à payer simplement les intérêts du coût des guerres passées, un tiers aux préparatifs des guerres futures, et le reste pour tous les autres objets quelconques.

« Le javelot, la lance, l’épée, la hache d’armes ont été mis de côté par l’homme moderne comme des jouets de son enfance. A leur place, nous avons le fusil de guerre

(P 120) capable de tirer dix fois sans être rechargé et de tuer à trois « miles » avec des balles plaquées nickel qui peuvent détruire trois hommes dans leur trajectoire avant que leur œuvre de destruction ne soit enrayée. Ces balles étant lancées par la poudre sans fumée, cela ajoutera aux horreurs passées en détruisant un soldat comme avec une décharge invisible de la foudre. Son efficacité a pratiquement rendu inutile l’usage de la cavalerie dans la bataille. Le jour des « charges magnifiques » comme celle de Balaklava est passé, et les hommes de Pickett, s’ils devaient renouveler aujourd’hui leur merveilleuse charge, seraient anéantis avant qu’ils aient pu traverser la route d’Emmitsburg. Les effets destructifs du fusil moderne sont presque incroyables. Des expériences ont montré qu’il peut réduire les muscles en pulpe et les os en poudre. Un membre atteint par une de ces balles est irrémédiablement perdu, et un coup porté à la tête ou à la poitrine est inévitablement fatal. La mitrailleuse d’aujourd’hui peut tirer dix-huit cent coups à la minute, ou trente à la seconde ; c’est un torrent si continu qu’il ressemble à une ligne de plomb ininterrompue dont le bruit horrible est comme un chant satanique. Le canon moderne de douze pouces est une arme des Titans, qui peut lancer un projectile à huit miles et pénétrer une épaisseur de dix-huit pouces d’acier, même quand cet acier est traité par le procédé Harvey par lequel la surface dure de l’acier est combinée au carbone de sorte que le foret de la plus haute qualité ne peut l’entamer. Des flottes de guerre avec leurs prétendus « destroyers de commerce », il n’est pas besoin, de parler. De simples navires coûtent quatre millions de dollars à construire, et protégés par une cuirasse d’acier de dix-huit pouces d’épaisseur, peuvent se déplacer dans l’eau à une vitesse de vingt-quatre miles à l’heure, grâce à leur force motrice de onze mille chevaux-vapeur. Un seul de ces vaisseaux aurait pu à Trafalgar mettre en déroute tel un vol de pigeons toutes les flottes espagnole, française et anglaise réunies, dont le nombre de bateaux s’élevait à plus de cent unités ; ou bien, il aurait pu mettre en fuite l’Armada espagnole, tel un épervier dans un pigeonnier. Cependant, dans la guerre incessante des armes et des armements, ces léviathans des océans ont été détruits instantanément comme par un coup de foudre, par une simple torpille chargée de dynamite.

« Si ces préparatifs de guerre, qui couvrent nos mers et assombrissent nos continents, signifient quelque chose, ils indiquent que l’homme civilisé est au bord d’un épouvantable cataclysme dont il semble aussi inconscient que ne l’étaient les habitants de

(P 121) Pompéi le dernier jour, le jour fatal de la vie de leur ville, lorsqu’ils regardaient avec indifférence l’inquiétante spirale de fumée qui s’échappait de l’orifice du cratère. Notre époque, comme nulle autre avant elle, a semé telles des dents du dragon, des armées permanentes, et le grain humain est mûr pour la moisson de sang. Il suffit d’un incendiaire comme Napoléon pour mettre le monde en feu.

« Nier que telle est l’évidente tendance de ces préparatifs sans précédent serait croire que nous pouvons semer des chardons et récolter des figues, ou attendre un beau temps fixe où nous avons semé le tourbillon. Dans la guerre sino-japonaise, on a combattu en partie seulement avec des armes modernes, et avec des hommes qui ne comprenaient qu’imparfaitement leur emploi; aussi, une telle guerre ne saurait-elle donner une idée des possibilités du futur conflit. Le plus grand de tous les correspondants de guerre, Archibald Forbes, a récemment déclaré : « Il est virtuellement impossible à quelqu’un de se faire une idée précise et dans toute son ampleur de la scène que la prochaine grande bataille offrira à la vue d’un monde égaré et frémissant d’horreur ; nous connaissons les éléments qui constitueront ces horreurs, mais nous ne les connaissons pour ainsi dire que théoriquement. Il reste encore aux hommes à être saisis par le caractère étrange d’une mort en masse infligée par des projectiles déversés par des armes impossibles à repérer puisqu’on se servira de poudre sans fumée ». Il conclut : e Il est possible qu’une mort aux dégâts incalculables puisse pleuvoir comme des cieux mêmes ». Lorsque nous nous souvenons que dans l’une des batailles autour de Metz l’emploi de la mitrailleuse abattit 6 000 Allemands en dix minutes, et qu’à Plevna, en 1877, Skobelef f perdit 3 000 hommes dans une brève charge de quelques centaines de mètres, et quand nous nous souvenons que la mitrailleuse et le fusil à. aiguille ont, depuis, quintuplé leur capacité de destruction, la perspective est telle que l’esprit reste frappé de terreur et que le cœur faiblit. Il suffit de dire que les grands stratèges de l’Europe croient que la future mortalité des batailles sera si grande qu’il sera impossible de prendre soin des blessés ou d’enterrer les morts, et nombre de ces stratèges emporteront avec eux comme partie nécessaire de l’équipement militaire, un crématorium mobile afin de brûler ceux qui sont tombés dans la bataille.

« Certains pourraient supposer que cette affliction épargnera la pacifique Amérique, de même que l’ange qui frappa les premiers-nés d’Egypte épargna les portails aspergés de sang des Israélites. Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Mais, sur quoi fonder notre

(P 122) assurance ? La vapeur et l’électricité ont si merveilleusement établi entre les hommes une communauté de pensées, d’intérêts et de buts, qu’il est possible, si une grande guerre continentale devait venir, dans laquelle l’Angleterre serait presque nécessairement engagée avant la fin de cette guerre, que le monde civilisé soit plongé dans l’incendie universel. Indépendamment de ceci, à l’horizon du monde, on peut maintenant discerner un nuage pas plus grand que la main d’un homme pour le moment, mais qui, un jour, peut obscurcir les cieux. En Orient, il y a deux nations, la Chine et le Japon, qui comptent ensemble le total stupéfiant de cinq cents millions d’habitants. Jusqu’à nos jours, ces fourmilières grouillantes avaient ignoré l’art de la guerre, car il est étrangement vrai que les deux seuls pays, qui, depuis la naissance de Christ, ont expérimenté dans leur isolement une « paix sur la terre » relative, sont ces nations jadis ermites sur lesquelles n’avait jamais lui la lumière de la chrétienté. Mais il y a trente ans, une simple poignée d’Anglais et de Français forcèrent leur entrée dans Pékin, à la pointe de la baïonnette. Tout ceci est changé. La civilisation occidentale a apporté à l’Orient des Bibles et des balles, des mitres et des mitrailleuses, la piété et des mitrailleuses Gatling, des croix et des canons Krupp, Saint-Pierre et le salpêtre ; et il est possible que l’Orient dise un jour avec Shylock : e Le crime que vous m’enseignez, je l’exécuterai, et ce sera difficile, mais je perfectionnerai l’enseignement ». Ils ont déjà si bien appris la leçon qu’ils savent jouer avec des effets meurtriers le terrible diapason de la canonnade. Qu’un jour, la passion de la guerre qui distingue l’Occident éveille l’opulent Orient de son sommeil séculaire, et qui sait si un autre Gengis Khan, suivi de ses hordes barbares, se chiffrant par millions, ne tombera pas sur l’Europe avec le poids écrasant d’une avalanche ?

« On pourrait cependant arguer que ces préparatifs ne signifient rien et qu’ils garantissent la paix plutôt qu’ils ne provoquent la guerre, qu’au surplus l’efficacité extrême des armes modernes rend la guerre improbable. Si, apparemment, cette suggestion en impose, en pratique elle est contredite par les faits, car les nations qui ont le moins d’armées ont le plus de paix, et ceux qui ont les plus grandes armées tremblent à deux doigts de l’abîme. La Suisse, la Hollande, la Belgique, la Norvège, la Suède et les Etats-Unis vivent dans une solide amitié avec le monde, tandis que la France,

(P 123) la Russie, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, armées jusqu’aux dents et chancelant sous leurs équipements, sont constamment en train de se menacer les unes les autres à travers leurs frontières. En elles on peut trouver la vaste poudrière d’esprit belliqueux et de haine internationale dont l’explosion est à la merci de la moindre étincelle à propos de quelque banal incident. Ainsi, lorsque récemment l’impératrice Augusta visita Paris pour son plaisir, sa présence jeta l’alarme dans le monde, provoqua la chute des prix dans les Bourses et les Changes et précipita une sérieuse et vigoureuse consultation de tous les cabinets européens. Une seule insulte qui lui aurait été faite par le plus irresponsable des Parisiens aurait amené son fils, le jeune Empereur allemand, à tirer son épée. Il était ainsi au pouvoir d’un gamin de la rue le plus désœuvré d’ébranler l’équilibre du monde. Quelle terrible série de commentaires sur la civilisation que la prospérité, et même que les vies de millions de nos semblables puissent dépendre des sentiments pacifiques d’un seul homme !

« Aucun fait ne peut montrer plus clairement que l’humanité se trouve à la croisée des chemins. On a atteint le maximum des préparatifs. En Europe, les hommes ne peuvent plus s’armer davantage. L’Italie est déjà tombée sous le fardeau de la faillite occasionnée par cela et peut être à tout moment plongée dans le tourbillon de la révolution. Beaucoup de publicistes réfléchis croient que les nations européennes doivent donc ou bien se battre ou bien désarmer. C’est avec juste raison que le Maître a prédit : « Et sur la terre une angoisse des nations en perplexité… les hommes rendant l’âme de peur et à. cause de l’attente des choses qui viennent sur la terre » (Luc 21 : 25, 26).

L’extrait suivant de The New York Tribune du 5 mai 1895, montrait comment certains des souverains qui règnent en Europe considèrent la situation :

« DES ROIS QUI DÉSIRENT RETOURNER A LA VIE PRIVÉE : L’abdication paraît être à l’ordre du jour. A aucun moment depuis les années fertiles en événements de 1848-1849, où l’on peut dire que l’ensemble de l’Europe a été en insurrection ouverte contre les tendances autocratiques médiévales de ses gouvernants, il n’y a eu autant de souverains régnants qui ont déclaré être sur le point d’abandonner leur trône. En 1848, les monarques étaient pour la plupart des princes nés dans le siècle précédent et élevés sous l’influence de ses traditions, totalement incapables, par conséquent, de saisir des notions toutes nouvelles telles que

(P 124) gouvernement populaire et constitutions nationales. Plutôt que de prêter leurs noms à l’une quelconque de ces idées subversives, qu’ils considéraient comme synonymes de révolution sanguinaire du genre de celle qui conduisit Louis XVI et Marie-Antoinette à l’échafaud, ils préféraient abdiquer, et ce fut au cours de ces deux années fertiles en événements que les trônes d’Autriche, de Sardaigne, de Bavière, de France et de Hollande furent abandonnés par leurs occupants. Si, aujourd’hui, soit un demi-siècle plus tard, leurs successeurs désirent à leur tour, abdiquer, c’est qu’eux aussi sont devenus fermement convaincus que la législation populaire est incompatible avec un bon gouvernement — du point de vue du trône — et qu’il est impossible de réconcilier plus longtemps deux institutions aussi diamétralement opposées comme la Couronne et le Parlement. Il est possible qu’en cela ils n’ont pas tout à fait tort, car il n’y a aucun doute que le développement d’un gouvernement populaire en direction de la démocratie doit naturellement tendre à diminuer le pouvoir et le prestige du trône. Chaque nouvelle prérogative et chaque nouveau droit obtenus par le peuple ou par ses représentants constitutionnels, le sont aux dépens du monarque. Au fur et à mesure que s’écoule le temps, il devient de plus en plus apparent, du point de vue populaire, que des rois et des empereurs sont superflus, anachroniques, de simples figurants des plus coûteux dont la faiblesse et le manque de puissance mêmes font d’eux des objets de ridicule plutôt que de révérence, ou qu’ils constituent de sérieux obstacles au développement politique, commercial et même intellectuel. En vérité, il semble qu’il n’y ait plus pour eux aucune place dans le siècle prochain, à moins que ce ne soit celle de simples arbitres sociaux, dont le pouvoir se limite à décréter les lois de modes ou d’usages, et dont l’autorité s’exerce, non en vertu d’une loi écrite quelconque, mais simplement au moyen du tact.

« Parmi les souverains signalés comme étant à la veille d’abdiquer, nous avons en premier lieu le Roi Georges de Grèce qui se déclare malade et las de son trône inconfortable, et n’hésite pas à dire que l’atmosphère même de la Grèce, ayant cessé de lui convenir, H désire abandonner aussitôt que possible son sceptre à son fils Constantin. Il n’a plus de contacts avec ses sujets, n’a aucun ami à Athènes, sauf des visiteurs de l’étranger, et il est constamment forcé par la politique quelque peu déshonorante

(P 125) des Cabinets qui se succèdent avec une telle rapidité dans son royaume, de se placer dans une position incommode et embarrassante par rapport à ces cours étrangères auxquelles il est lié par des liens d’étroite parenté.

« Le Roi Oscar parle aussi d’abandonner sa couronne à son fils aîné. Dans ce cas, il y a non pas un mais deux Parlements contre lesquels il doit lutter, et comme celui de Stockholm est toujours en opposition directe avec celui de Christiana, il ne peut, lui, contenter l’un sans mécontenter l’autre ; selon ses propres déclarations, le résultat est que, maintenant, la Norvège et la Suède sont à la veille de la guerre civile. Il est convaincu que le conflit entre les deux pays est destiné à atteindre son point culminant en une lutte armée plutôt que dans le calme, ce qui l’a déterminé à abdiquer. Il déclare qu’il a fait de son mieux, comme le Roi Georges de Grèce, pour vivre conformément aux termes de la constitution en vertu de laquelle il tient son sceptre, mais qu’il est absolument impossible qu’il le fasse plus longtemps, et que le problème pour lui est soit de violer le serment fait le jour de son couronnement, soit de descendre de son trône et de laisser la place à son fils.

« Ensuite, il y a aussi le Roi Christian du Danemark qui, à l’âge de quatre-vingts ans, se trouve, après la récente élection générale, face à face avec une Législature nationale dans laquelle les Ultra-radicaux et les Socialistes, hostiles au trône, possèdent une écrasante majorité surpassant en nombre celui des libéraux modérés et du parti conservateur infinitésimal dans la proportion de trois à un. Il avait été longtemps porté à croire que le conflit acharné qui, depuis près de vingt ans fait rage entre la Couronne et le Parlement au Danemark, était arrivé à sa fin l’été dernier, et que, après qu’il eut fait de nombreuses concessions dans le dessein d’aplanir tous les différends, tout irait désormais sans difficultés. Au lieu de cela, il trouve maintenant dressée contre lui au Parlement une majorité écrasante qui a déjà annoncé son intention de faire valoir ce qu’elle considère comme des droits populaires et d’exiger le consentement de la part de la Couronne quant à la conception qu’il a des termes de la Constitution. Cassé par l’âge et l’infirmité, ébranlé par la maladie de sa femme autoritaire qui avait été son principal soutien moral durant tout son règne, et privé aussi du puissant soutien de son gendre, feu

(P 126) l’Empereur Alexandre de Russie, il ne se sent plus capable de faire face à la situation, et il annonce qu’il est sur le point de laisser la place à son fils.

« A ces trois rois, on doit ajouter le nom du Roi Humbert d’Italie forcé de se soumettre à un Premier Ministre qui lui répugne personnellement autant à lui-même qu’à la Reine, et de prêter son nom à une politique que, du fond du cœur, il désapprouve, mais qui s’accorde avec les vues de la Législature. Ce n’est pas un secret que toute sa fortune personnelle est déjà investie à l’étranger, en anticipation de son abandon du trône italien. Ce n’est pas un secret non plus qu’il trouve plus intolérable que jamais une situation qui l’oblige à s’entourer de gens antipathiques et de demeurer envers l’Eglise, dans une position qui est non seulement diamétralement opposée aux sincères sentiments religieux de la Reine et de lui-même, mais qui place aussi la maison régnante d’Italie dans une position très difficile et embarrassante vis-à-vis de toutes les autres ,cours du Vieux Monde. Le Roi Humbert est un homme très sensible ; il ressent profondément les nombreux man-„flues d’égards à lui prodigués de la part de toutes ces familles royales étrangères qui, en venant à Rome, se sont formellement abstenues de rendre visite au Quirinal de crainte d’irriter le Vatican.

« Si ce n’avait été par égard pour la Reine Marie Amélie du Portugal, femme résolue comme sa mère la Comtesse de Paris, le Roi Carlos aurait depuis longtemps abandonné son trône à son fils, avec son plus jeune frère comme Régent, tandis que le Roi Charles de Roumanie et le Prince Régent de Bavière sont, dit-on, à la veille de s’effacer pour laisser place au suivant de leur lignée. Enfin, il y a le Prince Ferdinand de Bulgarie qui a été fortement pressé• par ses amis russophiles d’abdiquer, ces derniers s’engageant à le faire réélire sous la protection moscovite. Mais jusqu’ici, il s’est abstenu d’accéder à leurs sollicitations, sachant qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, et que, si un jour, il venait à abandonner volontairement sa couronne, beaucoup de choses pourraient intervenir pour l’empêcher de la recouvrer.

« Ainsi, toutes choses bien considérées, de leur propre point de vue, il est peu probable que la cause du peuple puisse en aucune manière être améliorée ou servie par les abdications imminentes,

(P 127) lesquelles au contraire occasionneront une reprise de la lutte des cinquante années auparavant pour les droits constitutionnels et les privilèges. parlementaires ».

De bruyantes démonstrations du Socialisme au Reichstag allemand, au Parlement belge et à la Chambre française des Députés n’ont évidemment pas eu lieu pour dissiper les craintes de ceux qui sont au pouvoir. Les membres socialistes allemands ont refusé de saluer l’Empereur sur la demande du Président, ou même de se lever de leurs sièges ; les socialistes belges, invités à acclamer le roi, dont ils avaient compris la sympathie à l’égard de l’aristocratie et du capital, s’écrièrent : « Vive le peuple ! A bas. les capitalistes ! », et des membres français de la Chambre des Députés, déçus par le rejet d’une proposition qui devait favoriser là cause du socialisme, déclarèrent que la révolution accomplirait cependant un jour ce qui avait été pacifiquement demandé, mais refusé.

Il est significatif, aussi, qu’un projet de loi tendant à entraver la croissance du Socialisme en Allemagne et qui, fut présenté au Reichstag, fut rejeté pour les raisons suivantes que rapporta la presse :

« Le récent rejet par le Reichstag du « projet de- loi anti-révolutionnaire », la toute dernière mesure élaborée par le gouvernement allemand pour combattre le socialisme, ajoute un chapitre intéressant à l’histoire d’une nation avec laquelle, malgré les différences de langues et d’institutions, nous possédons beaucoup de choses en commun.

« Il y a de nombreuses années que l’attention commença à se porter sur la remarquable croissance du parti socialiste en Allemagne. Mais ce ne fut qu’en 1878, quand deux attentats eurent lieu contre la vie de l’Empereur, que le gouvernement se détermina à prendre des mesures de répression. La première loi contre les socialistes fut votée en 1878 pour une période de deux années, et fut renouvelée en 1880, en 1882, en 1884, en 1886.

« A ce moment-là, une législation supplémentaire fut jugée nécessaire, et en 1887, le Chancelier Bismarck proposa au

(P 128) Reichstag une nouvelle loi qui donnait aux autorités le pouvoir d’enfermer les dirigeants socialistes dans une localité fixée, de les priver de leurs droits de citoyens, et de les expulser du pays. Le Parlement refusa d’accepter les propositions du chancelier et se contenta de renouveler l’ancienne loi.

« Désormais, on pouvait espérer dans certains groupes que l’occasion d’avoir recours à une législation répressive supplémentaire ne se présenterait plus. Mais la croissance continue du parti socialiste, la hardiesse de plus en plus grande de sa propagande, en même temps que le fait d’outrages anarchistes en Allemagne et dans d’autres parties de l’Europe, poussèrent le gouvernement à intervenir de nouveau. En décembre 1894, l’empereur fit savoir qu’il avait été décidé à répondre par une nouvelle législation aux actes de ceux qui étaient en train d’essayer de troubler l’ordre intérieur.

« Avant la fin de cette année-là, le projet de loi anti-révolutionnaire fut déposé devant l’assemblée populaire. Il consistait en une série d’amendements à la loi criminelle ordinaire du pays, et était proposé pour devenir partie intégrante définitive du code criminel. Dans ces amendements, des amendes ou l’emprisonnement étaient prévus pour tous ceux qui, d’une manière qui mettait en danger la paix publique, attaquaient publiquement la religion,la monarchie, le mariage, la famille ou la propriété dans des termes injurieux, ou qui publiquement affirmaient ou répandaient des déclarations inventées ou déformées qu’ils connaissaient, ou qui, selon les circonstances, devaient finir par être inventées ou déformées, à seule fin de rendre méprisables les institutions de l’état ou les décrets des autorités.

« La nouvelle loi contenait également des dispositions de caractère semblable dirigées contre la propagande socialiste dans l’armée et la marine.

« Si l’opposition n’était venue que des socialistes à l’intérieur et à l’extérieur du Parlement, le gouvernement aurait triomphalement fait voter son projet de loi. Mais le caractère des offenses spécifiées dans le projet, en même temps que la liberté d’interprétation de la loi laissée aux fonctionnaires de la police, éveillèrent la méfiance, et même l’alarme, parmi de larges couches du peuple qui virent dans les dispositions de loi une menace contre les libertés d’expression, d’enseignement, et de réunion publique.

« En conséquence, lorsque le Reichstag se mit à examiner

(P 129) le projet de loi, un mouvement prit naissance, mouvement qui n’eut pas souvent son pareil dans la patrie. Des pétitions signées par des auteurs, des éditeurs, des artistes, des professeurs d’Université, des étudiants et des citoyens furent déversées au Parlement jusqu’à ce que, affirme-t-on, plus d’un million et demi de signatures de protestataires eussent été reçues.

« De grands journaux tels que le Berliner Tageblatt transmirent au Reichstag des pétitions de leurs lecteurs et contenant de vingt mille à cent mille noms. Pendant ce temps, on enregistra l’opposition de quatre cent cinquante universités allemandes contre le projet de loi au cours d’une réunion publique qui se tint dans la capitale.

« Le rejet d’un projet de loi qui rencontrait une telle opposition était inévitable, et c’est sans nul doute au parti socialiste en grande partie que le gouvernement dut sa défaite. Pourtant le Reichstag condamna le projet de loi, non parce qu’il visait les socialistes, mais parce que tout en frappant des tendances anarchistes, le projet de loi mettait en danger, croyait-on, les droits des gens en général ».

On dit qu’à Londres, le socialisme gagne constamment du terrain, tandis qu’apparemment l’anarchisme est mort. Le parti travailliste indépendant, qui était la plus grande puissance du travail organisée en Angleterre, est maintenant reconnu comme organisation socialiste. Il espère qu’une révolution sanglante viendra sous peu qui établira une république socialiste sur les ruines de la présente monarchie.

Notant ces faits et tendances, il n’est pas surprenant que nous voyions des rois et des dirigeants prendre des précautions extraordinaires pour protéger leurs personnes et leurs intérêts contre les dangers menaçants de la révolution et de l’anarchie mondiale. Dans leur frayeur et leur détresse, ils cherchent à s’allier entre eux, quoique leur méfiance mutuelle soit si grande qu’ils espèrent peu de chose de n’importe quelle alliance. L’attitude de chaque nation à l’égard de n’importe quelle autre nation est celle d’animosité, de jalousie, de vengeance et de haine, et leurs rapports entre elles ne sont basés que sur des principes d’intérêt personnel. C’est pourquoi leurs alliances les unes avec les autres, ne peuvent durer qu’aussi longtemps que leurs plans et politiques égoïstes semblent

(P 130) marcher de pair. Il n’y a ni amour ni bienveillance dans de telles alliances, et la presse quotidienne est témoin constant de l’incapacité des nations de trouver la base politique qui les ferait converger vers une coopération harmonieuse. Il est donc vain d’espérer quoi que ce soit d’une coalition quelconque des puissances.

L’ECCLÉCIASTICISME N’EST PLUS UN REMPART !

Les puissances, discernant tout ceci, comme elles le font, au moins dans une certaine mesure, nous les voyons se tourner anxieusement vers l’église (non pas le petit nombre des saints fidèles reconnus par Dieu comme son Eglise mais la grande église qui se prétend telle, l’église nominale, que seul le monde reconnaît) pour voir par quelle persuasion morale ou autorité ecclésiastique les grandes questions en litige pourraient être résolues entre les gouvernants et les peuples. L’église aussi est désireuse d’entrer dans la brèche et aiderait avec plaisir au rétablissement de relations amicales entre princes et peuples, car les intérêts de l’aristocratie ecclésiastique et ceux de l’aristocratie civile sont étroitement liés. Mais il est vain d’attendre du secours de cette source, car les masses éveillées n’ont plus guère de respect pour les intrigues des prêtres ou de politiciens. Néanmoins, l’opportunité de solliciter l’aide de l’église est en train d’être mise à l’épreuve. Le Reichstag allemand, par exemple, qui, sous l’influence du prince Bismarck, avait banni les Jésuites de l’Allemagne en 1870, les considérant comme hostiles à la prospérité de l’Allemagne, rappela plus tard la mesure dans l’espoir de se concilier ainsi le parti catholique et gagner son influence pour soutenir les projets de loi militaires. A l’occasion du débat sur la question, on fit une remarque significative qui, si elle se prouvera être des plus vraies comme prophétie, ne servit à ce moment-là qu’à faire tordre la Chambre de rire. On fit en effet la remarque que le rappel des Jésuites ne serait pas dangereux, étant donné, que le déluge (le socialisme — l’anarchie) viendrait sûrement et les noierait tous également.

(P 131)

Dans les essais de réconciliation du roi et du gouvernement d’Italie avec l’église de Rome, il est évident que le mobile en était la crainte de voir se répandre l’anarchie et les perspectives de guerre sociale. A ce propos, le premier ministre italien Crispi fit un discours remarquable, en commençant par faire une revue historique de la politique italienne en cours, et en terminant par une déclaration concernant les problèmes sociaux du jour, en particulier celui du mouvement révolutionnaire. Il déclara :

« Le système social traverse actuellement une crise de très grande importance. La situation est devenue si délicate qu’il semble absolument nécessaire pour l’autorité civile et l’autorité religieuse de s’unir et de travailler en harmonie contre cette bande infâme dont le drapeau porte : « Ni Dieu, ni Roi ! ». Cette bande, dit-il, avait déclaré la guerre à la société. Que la société accepte cette déclaration et réponde par le cri de guerre « Pour Dieu, pour le roi et pour le pays ! ».

C’est ce même terrible présage de la part des pouvoirs civils à travers toutes les nations civilisées qui explique l’attitude conciliante récente de toutes les puissances civiles de l’Europe à l’égard du Pape de Rome, attitude qui commence à présent à paraître très favorable à l’espoir papal caressé depuis longtemps de regagner une grande partie de son pouvoir temporel perdu. Cette attitude des nations a été remarquablement illustrée par les cadeaux de grande valeur qui ont été présentés au Pape, il y a quelques années, à l’occasion du Jubilé papal, par les chefs de tous les gouvernements de la chrétienté. Sentant leur propre incompétence pour affronter la puissance considérable du monde qui s’éveille, les autorités civiles, dans le désespoir complet, se souviennent de la puissance qu’avait jadis la papauté, le tyran, qui avait tenu toute la chrétienté dans son étreinte ; et bien qu’ils haïssent le tyran, ils veulent faire de larges concessions, afin’ que par ce moyen, ils puissent si possible réussir à. tenir en échec les peuples mécontents.

Beaucoup admettent la prétention proclamée si ardemment par 1’Eglise catholique romaine, à savoir qu’elle sera le seul

(P 132) bouclier valable contre la marée montante du socialisme et de l’anarchisme. Se rapportant à cette illusion, un ancien membre de l’ordre des Jésuites, maintenant converti au protestantisme, le comte Paul von Hoensbrouck, prend comme exemple la Belgique catholique et le progrès qu’y fait la démocratie sociale, pour démontrer qu’il n’y a aucun espoir à espérer de ce côté. Dans l’article qu’il fit paraître dans le Preussische Jahr­buch à Berlin, en 1895, il déclarait :

« La Belgique est, depuis des siècles, un pays profondément catholique et ultramontain. Elle a plus de six millions d’habitants dont quinze mille seulement sont protestants et trois mille juifs. Tout le reste est catholique. C’est là un exemple de puissance confessionnelle. L’église catholique a été le facteur directeur et la force dirigeante dans la vie et l’histoire de la Belgique, et elle y a célébré ses plus grands triomphes dont elle s’est, à maintes reprises, vanté. A quelques exceptions près, elle a eu la haute main sur le système d’enseignement du pays, et en particulier les écoles élémentaires et publiques…

« Or, comment s’est trouvée la Démocratie sociale dans la catholique Belgique ? C’est ce qu’ont montré les dernières élections. A peu près un cinquième de tous les votes exprimés sont allés aux sociaux-démocrates, et nous devons nous souvenir que du côté des candidats non socialistes, on trouve un bien plus grand nombre de « votes multiples » (« plural votes ») que du côté des sociaux: démocrates, la règle étant en Belgique que les gens, riches et instruits exercent le droit de vote « multiple », c’est-à-dire que leur vote est compté deux ou trois fois. Les ultramontains prétendent en fait que cette augmentation dans les votes socialistes doit être attribuée à la croissance du Parti libéral. Dans une certaine mesure, tel est bien le cas, mais les prétentions avancées par les cléricaux, que c’est là le rempart contre le Socialisme, l’irréligion et la décadence morale par ce moyen n’en deviennent pas moins absurdes. D’où viennent donc ces Libéraux si l’église catholique est le médecin pour toutes les maladies dont l’état et la société ont hérité ?

« Le catholicisme peut aussi peu sauver les gens du « libéralisme athée » qu’il peut le faire de la démocratie sociale. En l’an 1886, une lettre circulaire fut expédiée à des représentants

(P 133) des diverses conditions sociales, posant des questions sur la condition des travailleurs. Les trois-quarts des réponses déclarèrent que du point de vue religieux, les gens « déchoyaient », ou « avaient entièrement disparu », ou « le catholicisme perdait de plus en plus son influence ». Liège, avec ses trente-huit églises et ses trente-cinq cloîtres a renvoyé une réponse désespérée ; Bruxelles a déclaré que « les neuf dixièmes des enfants sont illégitimes, et que l’immoralité est indescriptible ». Et la situation est ainsi, bien que le social démocrate belge, pour autant qu’il ait fréquenté une école, a été un élève des écoles publiques catholiques ultramontaines, et dans un pays où, chaque année, on entend plus d’un demi-million de sermons catholiques et de leçons de catéchisme. Le pays qui, avec raison, a été appelé la « terre du cloître et du clergé », est devenu l’eldorado de la Révolution sociale ».

EXTRAVAGANTS PRÉPARATIFS DE GUERRE

La crainte d’une révolution imminente pousse toutes les nations de la « chrétienté » à faire des préparatifs de guerre insensés. Un journal de la métropole déclare : « Cinq des principales nations de l’Europe ont immobilisé, dans des fonds spéciaux, 6 525 000 000 de F dans le dessein de détruire des hommes et du matériel en temps de guerre. L’Allemagne fut la première des nations à se constituer un fonds de réserve pour ce dessein meurtrier. Elle a 1 500 000 000 de F, la France 2 000 000 000 de F, la Russie 2 125 000 000 de F malgré les ravages du choléra et de la famine, l’Autriche 750 000 000 de F, l’Italie, la plus pauvre de toutes, moins de 250 000 000 de F. Ces immenses sommes d’argent restent improductives. On ne peut y toucher ou l’on n’y touchera pas sauf en cas de guerre. L’Empereur d’Allemagne, Guillaume, a déclaré qu’il préférerait que le nom de l’Allemagne soit déshonoré financièrement plutôt que de toucher un seul mark au fonds de guerre ».

Déjà, en 1895, les chiffres préparés par le ministère de la guerre des E.U. montraient les effectifs des armées des pays étrangers comme suit : l’Autriche-Hongrie : 1 794 175 hommes ; la Belgique : 140 000 ; la Colombie : 30 000 ; l’Angleterre : 662 000 ; la France : 3 200 000 ; l’Allemagne : 3 700 000 ; l’Italie : 3 155 036 ; le Mexique : 162 000 ;

(P 134) la Russie : 13 014 865 ; l’Espagne : 400 000 ; la Suisse : 486 000. Les dépenses pour entretenir ces troupes s’élèvent annuellement à 631 226 825 dollars.

La force de la milice des Etats-Unis en cette même année, d’après le rapport du secrétaire de la guerre à la Maison des Représentants, est formée d’un corps de 141 846 hommes, tandis que sa force militaire, disponible mais inorganisée, ou ce que dans les pays européens on appelle l’armée sur « le pied de guerre » comprendrait, d’après ce secrétaire, 9 582 806 hommes.

Un correspondant du New York Herald, qui vient de rentrer d’une tournée en Europe, dit

« La prochaine guerre en Europe, quel que soit le moment où elle aura lieu, sera d’une violence destructive inconnue jusqu’à ce jour. Toutes les sources de revenus ont été pressurées sinon épuisées en vue de la guerre. Inutile de dire que le monde n’a pas encore vu de chose semblable, car jamais auparavant, il n’y avait eu de tels moyens militaires de destruction. L’Europe est un grand camp militaire. Les principales puissances sont armées jusqu’aux dents. Ce résultat est dû aux efforts combinés de toutes les nations ; ce ne sont pas des préparatifs de parade ou d’amusement. De gigantesques armées, dans la condition la plus élevée de discipline et armées à la perfection, l’arme au pied ou la bride en main, attendent dans le camp ou dans le champ le signal du départ pour marcher l’une contre l’autre. En Europe, une guerre ne règle qu’une seule chose précise, et cela rend nécessaire une autre guerre.

« On dit que de fortes armées permanentes sont des garanties de paix ; cela est peut-être possible pour un temps, mais ne saurait durer toujours, car l’inactivité continuelle d’armées aussi considérables entraîne avec elle trop de sacrifices, et les lourds fardeaux pousseront inévitablement à l’action ».

LES ENGINS DE GUERRE MODERNES

Un correspondant du Pittsburg Dispatch écrit de Washington (D.C.) :

Quel hideux magasin de curiosités que sont les dépôts d’armes et de projectiles et de modèles de guerre de toutes sortes dans les divers coins et recoins des Ministères de la Guerre et de la Marine ! Ils sont épars et, comparativement,

(P 135) en quantités réduites, bien sûr, mais cela suffit pour faire réfléchir les plus insouciants sur la fin de cette prodigieuse poussée dans le domaine des inventions d’engins pour la destruction du genre humain. Tout ce que nous possédons jusqu’à ce jour, dans notre pays qui est nouveau, en fait de ces engins, ne saurait être comparé en intérêt ni en volume avec une seule des salles de la vaste collection que contient la Tour de Londres, mais cela suffit pour connaître toute l’histoire. En considérant tous ces engins meurtriers, on arrive à penser que les gouvernants du monde s’appliquent à l’extermination de la race humaine, au lieu de son amélioration et de sa préservation.

« De conserve avec les inventions modernes qui permettent à un seul homme d’en tuer 1 000 en un clin d’œil, nous avons les armes grossières des jours plus simples alors que les hommes luttaient corps à corps dans la bataille. Mais il n’est pas besoin de nous reporter à ces armés-là pour juger des progrès accomplis dans l’art de la guerre. Même le matériel employé dans la dernière des grandes guerres est maintenant pièce d’antiquité. Si une nouvelle guerre civile devait éclater demain aux Etats-Unis, ou si nous devions être engagés dans une guerre avec un pays étranger, nous penserions autant à prendre des ailes et à nous battre dans les airs qu’à combattre avec des armes datant d’un quart de siècle. On pourrait employer dans certaines conditions certains des canons et des bateaux en vogue vers la fin de la guerre, en les modifiant et en les améliorant au point de leur donner une nouvelle forme, mais la grande masse des engins meurtriers serait supplantée par des inventions entièrement nouvelles, en comparaison desquelles les meilleurs des engins anciens seraient faibles ou totalement inefficaces. Je n’ai jamais été plus fortement frappé par ce progrès dans le domaine de l’horrible qu’hier, quand, faisant une course au Ministère de la Marine, on me montra le modèle et les plans de la nouvelle mitrailleuse automatique Maxim. Elle (et le canon Maxim sous d’autres noms) est certainement la plus ingénieuse et la plus terrible de toutes les armes surprenantes de guerre récemment inventées. Il est question de les fabriquer jusqu’au calibre de six pouces permettant un tir automatique de 600 salves à la minute. Ceci, bien entendu, a été dépassé par le canon Gatling et par d’autres, tirant de très petits projectiles, mais ces canons, comparés au Maxim, sont difficiles à manier, exigent plus de personnel, sont plus

(P 136) lourds et beaucoup moins précis. Au contraire, un seul homme, ou une seule femme, ou un seul enfant, peut manœuvrer le canon Maxim, et après l’avoir mis en route, peut aller faire un petit tour pour manger un morceau, tandis que son canon est occupé à tuer quelques centaines de personnes. Le canonnier est assis sur un siège à l’arrière de sa pièce et derrière son bouclier pare-balles s’il désire en employer un. Lorsqu’il veut faucher une armée en quelques minutes, il attend simplement que ladite armée vienne occuper une position favorable à son travail. Alors, il tourne une manivelle qui fait partir la première cartouche, et le mécanisme automatique se déclenche. L’explosion de la première cartouche provoque un recul qui éjecte la douille vide hors de la culasse, met en place une autre cartouche et fait feu. Le recul de cette explosion fait un service semblable, et ainsi de suite à l’infini. C’est le meurtre en mouvement perpétuel.

« L’une des inventions de M. Maxim s’appelle le « canon pour émeute » ; c’est un petit appareil léger que l’on peut transporter dans ses bras avec assez de munitions pour chasser des rues n’importe quelle populace ou la détruire complètement. Il est curieux de constater que toutes, les inventions les plus récentes dans ce domaine manifestent qu’on s’attend avec certitude à des émeutes. Depuis quand l’inventeur se transforme-t-il en prophète ? Eh bien ! ce « canon pour émeute » peut fonctionner à raison de dix coups meurtriers par seconde, le canonnier restant caché et tout le temps en parfaite sécurité, même devant une bande d’émeutiers armés de fusils ou même de pistolets, à condition que cette même bande ne se décide à passer à l’assaut et à capturer canon et canonnier. Il semble que les inventeurs comme M. Maxim espèrent que les émeutiers modernes resteront dans les rues pour être abattus sans agir soit pour se défendre, soit pour attaquer, et qu’ils ne se mettront pas à l’abri dans des coins en portant des bombes, et qu’ils ne feront pas sauter ou brûler une ville dans leur frénésie. De quelque façon que cela puisse se produire, il a fait tout ce qu’il pouvait en matière de « canon pour émeute ». Ce petit engin peut transporter avec lui assez de munitions pour nettoyer une rue à la première salve et en quelques secondes, et il peut tirer à partir de murs ou de fenêtres avec autant de facilité qu’en pleine rue. Par des mouvements de poignet, on peut le pointer vers le haut ou vers le bas, et tirer à bout portant au-dessus ou au-dessous du canonnier sans tuer ou blesser ce fervent de ce « bel » art de tuer.

« Mais s’il s’agit là d’une des dernières et des plus destructives des

(P 137) inventions récentes, il ne s’ensuit nullement qu’en n’en inventera pas d’autres et de plus efficaces. Celui dont l’attention se porte sur ce sujet en vient graduellement à se rendre compte que nous ne faisons que commencer. Nous avons essayé, en matière de défense, de suivre les progrès des moyens offensifs, mais en vain. On ne peut construire aucun navire qui puisse soutenir une explosion de torpille moderne. Aucune nation n’est assez riche pour bâtir des forts qui ne puissent être détruits en peu de temps par le type de projectile à la dynamite le plus récent et le plus abominable. On peut maintenant diriger des ballons avec presque autant de facilité qu’un navire sur l’eau, et on les emploiera largement, dans les guerres qui se produiront bientôt, pour détruire des armées et des places fortifiées. L’appareil à donner la mort est si simple et si bon marché qu’un seul homme peut détruire une armée. S’il est vrai que les forts sont plus complètement équipés pour détruire les faibles, d’un autre côté les faibles peuvent être rendus suffisamment forts pour détruire les plus forts. Des deux côtés, la guerre signifiera l’annihilation. Les armées de terre, les monstres de la mer et les « croiseurs » de guerre aériens s’anéantiront les uns les autres si tant est qu’ils en viennent aux « coups ».

Pourtant il y a un perfectionnement plus récent encore. Le New York World donne du canon et de la poudre le compte rendu suivant :

« Maxim, le fabricant de canon, et le Dr Schupphaus, l’expert en poudre à canon, ont inventé un nouveau canon et une nouvelle poudre à torpille qui lancera à dix « miles » un obus énorme plein d’explosif, et là où il tombera il réduira en « allume-feu » tout ce qui se trouvera dans un rayon de centaines de pieds.

« La découverte s’appelle : « Système Maxim-Schupphaus de lancement de torpilles aériennes à l’aide de canon au moyen d’une poudre spéciale qui lance le projectile d’abord avec une faible poussée et augmente sa vitesse en maintenant cette poussée sur toute la longueur du canon ». Des brevets de ce système ont été pris aux Etats-Unis et dans les pays européens.

« La poudre spéciale employée est du coton à canon presque pur, composée d’un si faible pourcentage de nitroglycérine qu’elle ne possède aucun des inconvénients des poudres à la

(P 138) nitroglycérine, et qu’elle est préservée contre la décomposition grâce à une légère addition d’urée. Il n’y a absolument aucun danger à la manipuler, et on peut la battre sur une enclume avec un lourd marteau sans qu’elle explose. Le secret de sa puissance, remarquable repose sur une simple vérité mathématique à laquelle personne n’avait jamais pensé. La poudre extrêmement explosible est maintenant chargée dans le canon sous la forme de lamelles plates, de petits cubes ou de bâtonnets cylindriques solides d’un demi ou des trois quarts d’un pouce de diamètre, de plusieurs « pieds » de long à l’apparence d’une botte de baguettes de cire noire. Lorsque la poudre est mise à feu, les extrémités et la circonférence de chaque bâtonnet de poudre s’enflamment instantanément et brûlent vers le centre.

« Le volume des gaz dégagés par la combustion augmente constamment de moins en moins, parce que la surface en combustion est moindre, et comme c’est le volume de gaz qui donne la vitesse au projectile lancé du canon, il en résulte inévitablement une perte de vitesse. Le projectile ne va pas aussi loin qu’il le ferait si la pression des gaz avait augmenté ou, tout au moins, si elle s’était maintenue.

« Dans chaque pièce de la poudre de Maxim et Schupphaus se trouve une quantité de petits trous percés sur toute la longueur du bâtonnet. Lorsque la poudre est enflammée, la flamme se répand instantanément non seulement sur la circonférence de chaque bâtonnet, mais à travers même des perforations. Ces petits trous sont dévorés par la flamme si rapidement que la différence entre le volume des gaz explosifs engendré au début et celui à la fin de l’âme du canon est environ dans la proportion de seize à un.

« Le projectile quitte donc le canon avec une vitesse terrifiante, et chaque petit trou dans les bâtonnets de la poudre prend sa part en le précipitant dans sa mission de destruction à des « miles » de son point de départ. Avec un gros canon, les ravages causés par ce nouveau prodige d’artillerie moderne seraient incalculables. Cette nouvelle poudre à semer la mort a été mise à feu à Sandy Hook dans des canons de campagne et dans les lourds fusils de la défense des côtes, avec des résultats surprenants. D’un canon de dix « pouces », chargé avec 128 livres de cette poudre, un projectile pesant 571 livres a été lancé à 8 miles vers la mer. Les pressions sur les baguettes de poudre étaient plus uniformes que celles déjà enregistrées, ce qui est un point important dans l’estimation de la

(P 139) valeur d’une poudre explosive de haute puissance. Sans pressions uniformes, la précision de tir est impossible.

« Le gros canon que MM. Maxim et Schupphaus se proposent de construire sera un canon de vingt « pouces », spécialement adapté pour la défense des côtes. Ce canon présentera certaines particularités. Il ne sera pas monté par pièces détachées d’acier, mais il consistera en un seul tube fin en acier d’environ trente « pieds » de long, dont les parois n’auront pas plus de deux « pouces » d’épaisseur en contraste notable avec les mortiers dont les parois ont de huit à dix « pouces » d’épaisseur afin de résister à la pression de la décharge. Le recul du canon sera compensé par des tampons hydrauliques souterrains, contenant de l’eau et de l’huile. Un canon de ce type, de vingt « pouces », employant la nouvelle poudre, pourrait être mis en place à l’entrée du port de New York, soit au Ft. Washington, soit au Ft. Wadsworth et commanderait la mer entière dans un rayon de dix « miles » Les pressions et les vitesses obtenues sont si uniformes qu’il est possible d’avoir une prodigieuse précision de tir. Il ne serait nécessaire seulement que de pointer le canon sur n’importe quel navire repéré par le pointeur dans son champ de tir pour assurer sa destruction complète. La quantité d’explosifs lancés serait suffisante pour couler un vaisseau de guerre si le projectile explosait à moins de cinquante « pieds » [15,24 m] environ de lui. A cent cinquante « pieds », le choc d’un projectile de cinq cents « livres » serait assez violent pour provoquer des voies d’eau dangereuses et désemparer un navire ».

Le Dr R. J. Gatling, l’inventeur de la stupéfiante machine qui porte son nom, déclara à propos de la nouvelle invention de la poudre sans fumée :

« Les gens ne sont pas encore au courant pour apprécier l’extraordinaire révolution que l’invention de la poudre sans fumée apportera dans une guerre future. Déjà, elle a rendu désuets en. Europe, entre 3 000 000 et 4 000 000 de fusils qui ont été fabriqués pour tirer à la poudre noire, sans parler des millions de cartouches dont les pays qui en possèdent voudraient se débarrasser pour une bouchée de pain. C’est là un montant considérable de capital perdu, mais c’est le résultat inévitable du progrès. Nos fusils de l’armée dans ce pays seront bientôt à mettre au rebut, car pour garder le pas avec le reste du monde, nous devrons adopter aussi la poudre sans fumée. Un fusil chargé avec

(P 140) elle lancera une balle à une distance double de celle franchie par une balle lancée par la poudre noire. De même, la nouvelle invention change entièrement la tactique militaire, car dans les batailles futures, les troupes ne se présenteront jamais en masse à l’ennemi. Le combat à découvert, comme ce fut la coutume à travers les âges, est chose du passé, car il signifierait l’anéantissement complet. Si la poudre sans fumée avait été en usage dans la dernière lutte civile, la guerre entre les Etats n’aurait pas duré quatre-vingt-dix jours.

— « Quelle est la différence entre un canon à tir rapide et une mitrailleuse ?

« Un canon à tir rapide ne commence pas son tir avec la rapidité d’une mitrailleuse. Il ne se compose généralement que d’un seul tube et on le charge avec des obus. C’est un grand canon destiné aux torpilleurs, mais son tir de quinze coups à la minute paraît être son maximum. Une mitrailleuse du type Gatling a de six à douze tubes, et avec trois hommes pour opérer, elle ne cesse pratiquement pas de fonctionner, une rafale succédant à l’autre à la cadence de 1200 coups à la minute. Ces trois hommes peuvent faire un travail destructeur plus que n’en peut faire une brigade entière armée de mousquetons ».

Un journaliste écrit dans le Cincinnati Enquirer :

« La physionomie de la prochaine guerre, si jamais elle se produit, prendra des aspects entièrement nouveaux, et si horribles qu’elle laissera à jamais gravé sur le front de la civilisation, le reproche de barbarie. Les nouvelles organisations militaires qui ont quadruplé les armées, la terrible nouvelle poudre sans fumée à laquelle rien ne peut résister, l’actuelle artillerie foudroyante et le fusil à répétition qui faucheront les armées comme un ouragan fait tomber les pommes en secouant un arbre, les ballons-observatoires et les batteries des ballons qui déverseront des masses de poudre sur les villes et les forteresses, les ravageant en très peu de temps et bien plus effectivement qu’un bombardement, l’artillerie sur rails, la lumière électrique et le téléphone, etc., ont bouleversé toutes les tactiques de la guerre. La prochaine guerre sera conduite d’après un système entièrement différent, inexpérimenté jusqu’ici, et duquel surgiront de grandes surprises. « Nous armons pour la défensive et non pour l’offensive », déclare chaque puissance ; « notre sécurité est dans notre force : elle impose la paix à nos voisins et inspire à tous le respect qui nous est dû ».

(P 141)

« Mais chaque puissance poursuit la même politique qui équivaut à dire que tout ce formidable, ce meurtrier déploiement n’est dirigé que pour protéger la paix des griffes de la guerre. Bien que ceci soit le comble de l’ironie, je le crois sincèrement, parce que c’est évident, et je pense que la paix est bien gardée contre la guerre par les instruments mêmes de la guerre, ou plutôt par l’appréhension causée par leur importance et leur laideur. Mais ces armements implacables sont semblables à un tourbillon toujours absorbant dans lequel est entraînée la fortune publique qui va, pour ainsi dire, combler un volcan insondable sous la forme d’une substance explosive. Si étrange que cela puisse être, telle est bien la vraie situation. L’Europe se trouve sur un immense volcan qu’elle s’est creusé elle-même, et qu’elle remplit laborieusement avec l’élément le plus dangereux. Mais consciente de son danger, elle écarte diligemment tous les brandons loin du cratère. Mais toutes les fois que sa prudence se relâche et que l’explosion se produit, retenez ceci, le monde entier sent le choc, et frissonne. La barbarie manifestera tant de laideur qu’une malédiction universelle se répandra d’une nation à l’autre, et amènera les peuples à chercher quelque moyen digne de notre temps pour régler des affaires internationales, et la guerre sera enterrée par ses propres « mains » sous les ruines qu’elle aura dressées ».

UN AUTRE CANON QUI FORCE A LA PAIX

Réveillez les hommes forts. Qu’ils approchent, tous les hommes de guerre. Qu’ils se rassemblent dans la Vallée de Josaphat (la vallée de la mort). Que le faible dise : je suis fort ! De vos socs forgez des épées, et de vos serpes, des javelines. — Joël 3 : 10.

Ce que signifiera bientôt aller à la guerre, on peut le deviner d’après la description du fusil faite ci-dessous. A propos de la préparation à la guerre entre des nations, ne négligeons pas le fait que des gouvernements et des généraux commencent à craindre leurs troupes. De même que, dans l’Ohio, la milice a refusé de servir lors des troubles de grève, que les marins se sont rebellés au Brésil contre le gouvernement, et les soldats du Portugal contre leurs généraux, ainsi peut-il en être de même dans chaque pays du monde.

Avec sa grande armée, l’Allemagne s’effraie parce que

(P 142) le Socialisme s’introduit graduellement parmi les soldats. Même en Grande-Bretagne, on a trouvé récemment nécessaire de désarmer certains membres de la milice ou « yeomanry ». Le secret de toute cette insubordination est la connaissance, et derrière la connaissance réside l’instruction, et derrière l’instruction l’imprimerie et la merveilleuse puissance divine d’illumination, levant le voile de l’ignorance et préparant le genre humain pour le grand jour du Messie avec son prélude de ou détresse.

Il y a quelque temps, nous nous demandions comment l’insurrection, telle que les Écritures semblent l’impliquer, pourrait jamais balayer toute la terre, comment l’anarchie pourrait s’exercer malgré la puissance et l’influence combinées du capital et de la civilisation qui s’y opposent. Mais maintenant, nous comprenons que l’instruction (la connaissance) est en train de préparer la voie pour le grand désastre du monde que les Écritures semblent indiquer comme pouvant venir dans les quelques années prochaines. Maintenant, nous pouvons discerner que les hommes mêmes qui ont été entraînés à employer l’appareil « dernier cri » pour détruire la vie humaine peuvent être trouvés parmi ceux qui ont la charge et le soin des fabriques d’armes et des munitions de guerre. Voici l’article annoncé plus haut : « Ce fusil, pesant moins de vingt livres, et manié comme une canardière ordinaire, déverse un flot de balles quand il est en action à la cadence de 400 coups par minute. On appelle cette nouvelle arme la Benet-Mercier, et elle est une invention française. Elle a une crosse qui se place contre l’épaule. En action, le soldat est allongé au sol, appuyant le fusil sur deux supports. Ceci donne un avantage de sécurité sur le modèle à tir rapide d’Hiram Maxim, étant donné que celui qui se sert de ce dernier fusil est obligé de se tenir debout pour l’amunitionner. Cela le découvre à l’ennemi, ou plutôt cela découvre trois hommes à l’ennemi, car il en faut trois pour manier cette arme lourde ».

La prophétie de Joël (3 : 9-11) est sûrement en train de s’accomplir dans les stupéfiants préparatifs de guerre qui ont lieu actuellement parmi les nations. Prophétiquement, il exprime les sentiments de cette époque, disant : « Proclamez ceci parmi les nations : préparez la guerre, réveillez les hommes forts, qu’ils approchent, qu’ils montent, tous les hommes de guerre !

(P 143) De vos socs forgez des épées, et de vos serpes, des javelines. Que le faible dise : Je suis fort ! Accourez et venez, vous, toutes les nations, de toute part, et rassemblez-vous ! ». Est-ce que ce n’est pas là la proclamation universelle du temps actuel ? Est-ce que puissants et faibles, tous ne s’encouragent pas pour le prochain conflit ? Est-ce que la prétendue église de Christ elle-même n’embrigade pas les jeunes garçons et ne leur insuffle pas l’esprit de guerre ? Est-ce que les hommes qui, autrement, seraient en train de suivre la charrue et d’élaguer les arbres, ne forgent pas et ne manient pas à la place les armes de guerre ? Et les nations ne rassemblent-elles pas leurs puissantes armées et n’épuisent-elles pas leurs ressources financières au-delà de leurs facultés d’une longue endurance, afin de se préparer ainsi aux exigences de la guerre, la grande détresse qu’ils voient s’approchant très vite ?

LES ÉTATS-UNIS, UNIQUES DANS LEUR POSITION, SONT CEPENDANT MENACÉS DE PLUS GRANDS MALHEURS QUE LE VIEUX MONDE

A peu près à tous égards, les Etats-Unis d’Amérique occupent une position unique parmi les nations ; et cela est si vrai que certains sont enclins à considérer ce pays comme l’enfant spécial de la providence divine, et à penser qu’en cas de révolution mondiale, il sera épargné. Cependant, il n’est pas logique, pour qui a un jugement sain, d’imaginer une telle sécurité, étant donné soit les signes des temps, soit l’application certaine de ces justes lois de rétribution par lesquelles les nations, aussi bien que les individus, sont jugées.

Quiconque est réfléchi et impartial ne peut douter que les circonstances particulières de la découverte de ce continent et l’installation de cette nation sur son sol vierge afin d’y respirer l’air de la liberté et de développer ses ressources merveilleuses furent une étape dans le cours de la providence divine. Le temps et les circonstances

(P 144) l’indiquent tous. Emerson dit un jour : « Toute notre histoire semble être le dernier effort accompli par la Providence divine en faveur des humains ». Pourtant, il n’eût pas dit cela s’il avait compris le plan divin des Ages, à la lumière duquel il est tout à fait clair que ce n’est pas là un « dernier effort de la providence divine », mais un maillon bien déterminé dans la chaîne des circonstances providentielles pour l’accomplissement du dessein divin. Ici, l’on a offert un refuge à tous les opprimés de tous les pays contre la tyrannie du despotisme civil et ecclésiastique. Ici, séparé des vieux despotismes par l’immense désert de l’océan, l’esprit de liberté a trouvé un lieu pour respirer, et l’expérience d’un gouvernement populaire devint une réalité. En raison de ces circonstances favorables, la grande œuvre de l’Age de l’Évangile — le choix de la vraie Eglise — a été grandement facilitée, et nous avons tout lieu de croire que c’est ici que la plus grande moisson de l’Age sera rassemblée.

En aucun autre pays le message béni de la moisson (le plan des Ages, ses temps et saisons et ses privilèges) n’aurait pu, sans entraves, être proclamé aussi librement et aussi largement. Et nulle part ailleurs, si ce n’est sous les libres institutions de ce pays favorisé, il ne se trouve autant d’esprits assez affranchis des liens de la superstition et du dogmatisme religieux pour être capables de saisir la vérité du temps convenable, et ensuite, pour répandre partout la bonne nouvelle. C’est, croyons-nous, dans ce dessein même que la providence de Dieu a favorisé jusqu’à un certain point, ce pays. Il y avait ici pour son peuple une œuvre à faire qui n’aurait pu l’être aussi bien nulle part ailleurs ; c’est pourquoi, quand la main de l’oppression voulut étouffer l’esprit de vérité, un Washington fut suscité pour conduire à l’indépendance nationale le peuple appauvri mais épris de liberté. Et de nouveau, quand la rupture menaça la nation et quand vint le temps d’affranchir quatre millions d’esclaves, Dieu

(P 145) suscita un autre brave et noble esprit en la personne d’Abraham Lincoln qui brisa les chaînes des esclaves et préserva l’unité de la nation.

Cependant la nation, en tant que nation, n’a pas et n’a jamais eu le droit de prétendre à la providence divine. Les directions `providentielles dans quelques-unes de ses affaires ne l’ont été que dans l’intérêt du peuple de Dieu. La nation, comme nation, est sans Dieu et sans espoir de perpétuité lorsque, par elle, Dieu aura servi ses propres sages desseins pour son peuple : jusqu’à ce qu’il ait rassemblé « ses élus ». Alors, les vents de la grande tribulation pourront souffler sur elle, comme sur les autres nations ; parce que, comme elles, elle est l’un des « royaumes de ce monde » qui doit faire place au Royaume du cher Fils de Dieu.

Tandis que les conditions des masses de la population sont ici beaucoup plus favorables que dans n’importe quel autre pays, il y a ici parmi les classes plus pauvres une appréciation du confort et des droits et des privilèges individuels qui n’existe pas au même degré dans aucun autre pays. Dans ce pays, du milieu de ses plus humbles citoyens, imbus de l’esprit de ses institutions (l’esprit de liberté, d’ambition, de travail et d’intelligence) sont sortis nombre des hommes d’état les plus sages et les meilleurs : présidents, législateurs, hommes de loi, juristes et hommes distingués de tous postes. Ici, aucune aristocratie héréditaire n’a joui du monopole des postes de confiance ou de profit, mais l’enfant du plus humble voyageur peut aspirer aux prix d’honneur, à la richesse et à la promotion et les obtenir. A quel écolier américain n’a-t-on pas fait allusion à la possibilité de devenir un jour le président du pays ? En fait, on a considéré qu’il était possible à la jeunesse américaine de parvenir dans son avenir à tous les talents acquis des grands hommes, de tout rang et de toute condition. Rien dans l’esprit de ses institutions n’a jamais réfréné une telle ambition, mais, au contraire, pareille ambition

(P 146) a toujours été stimulée et encouragée. Le fait d’avoir ces voies d’accès ouvertes aux postes les plus élevés comme à toutes les positions intermédiaires d honneur et de confiance dans la nation a eu comme influence l’élévation du peuple tout entier, de la couche sociale la plus basse à celle la plus élevée. Cette influence a stimulé le désir de s’instruire et de se cultiver aussi bien que les exigences de l’instruction et de la culture. Le système d’école publique a largement répondu à cette exigence, en amenant toutes les classes de la nation en communication intelligente au moyen de la presse quotidienne, des livres, des périodiques, etc., les rendant ainsi capables, en tant qu’individus, de comparer des notes et de juger eux-mêmes sur toutes les questions d’intérêt, et en conséquence, d’exercer leur influence dans les affaires nationales par l’usage de leur vote.

Un peuple souverain, élevé ainsi à la dignité et amené à apprécier les droits de l’homme, est naturellement l’un des premiers à résister, et cela de la manière la plus déterminée, à toutes tendances apparentes de réfréner son ambition ou à restreindre ses actions. Même maintenant, malgré l’esprit libéral de ses institutions et les avantages considérables qu’elles ont conférés à toutes les classes de la nation, l’intelligence des masses commence à discerner les influences qui sont à l’œuvre pour les amener avant longtemps à l’asservissement, pour les dépouiller de leurs droits d’hommes libres et pour les priver des bénédictions de la nature féconde.

Le peuple américain est en train de se rendre compte du danger qui menace ses libertés, et, à cause d’un tel danger, de l’action à mener avec l’énergie qui l’a toujours caractérisé d’une manière marquante dans chaque branche de l’industrie et du commerce, bien que les causes réelles de ce danger ne soient pas assez clairement discernées par les masses pour diriger leur énergie avec sagesse. Il voit seulement que la concentration des richesses appauvrit la masse, exerce son influence sur la législation de manière à accumuler davantage encore la richesse et le pouvoir entre les mains d’une minorité dont le pouvoir

(P 147) se prouvera tôt ou tard aussi despotique et aussi implacable que n’importe quel despotisme du Vieux Monde. Tandis que ceci n’est que trop vrai, hélas ! il existe un autre danger. Un despotisme religieux, dont la tyrannie odieuse peut être jugée le mieux par les récits des jours passés de sa puissance, menace également ce pays. Ce danger est le « Romanisme » (Vol. II, chapitre 10.). Pourtant, ce danger n’est pas discerné en général, car Rome opère ses conquêtes par ruse et par basses flatteries. Elle professe une grande admiration pour les libres institutions et l’autonomie des Etats-Unis ; elle courtise et flatte les « hérétiques » protestants qui forment une si grande proportion de la population intellectuelle, et les appelle maintenant ses « frères séparés », pour qui elle a une « affection impérissable », et, cependant, au même moment, elle étend sa main gluante sur le système d’école publique dont elle voudrait ardemment faire son agent pour propager ses doctrines et étendre son influence. Elle est en train de faire sentir son influence dans les cercles à la fois politiques et religieux, et l’incessante marée de l’immigration vers ce pays est en majorité composée de ses sujets.

Le danger du Romanisme pour ce pays avait déjà été prévu par La Fayette qui, bien que lui-même catholique romain, aida à gagner la liberté de ce pays, liberté qu’il admirait grandement. Il déclara : « Si jamais les libertés du peuple américain sont détruites, elles le seront par les mains du clergé catholique romain ». Ainsi discernons-nous de graves dangers provenant de la concentration des richesses, du « romanisme » et de l’immigration.

Mais, hélas ! le remède que les masses appliqueront éventuellement sera pire que le mal. Lorsque la révolution sociale éclatera dans ce pays, elle se manifestera avec toute la violence que l’énergie des Américains et leur amour de la liberté peuvent déployer. C’est pourquoi il n’est en aucune façon raisonnable d’espérer que ce pays-ci échappera au sort

(P 148) de toutes les nations de la chrétienté. Comme tout le reste, il est destiné à s’effondrer dans la dislocation, le renversement et l’anarchie. Il fait aussi partie de Babylone. L’esprit de liberté, favorisé ici depuis plusieurs générations, menace déjà de provoquer des émeutes avec une violence et une rapidité inconnues dans le vieux monde, et qui ne seraient pas réprimées par des gouvernements monarchiques aux moyens plus puissants.

Beaucoup de riches discernent cela, et dans une certaine mesure, craignent que les troubles menaçants puissent culminer ici d’abord. Cela est manifeste comme le montre par exemple l’extrait de The Sentinel de Washington (D.C.) paru il y a quelques années :

« L’EMIGRATION DES ETATS-UNIS : M. James Gordon Bennett, propriétaire de The New York Tribune, dit le National Watchman, a vécu si longtemps en Europe qu’on le considère comme un étranger. M. Pulitzer, propriétaire du New York World, dit-on, a établi sa résidence permanente en France. Andrew Carnegie, le roi millionnaire du fer, a acheté un château en Ecosse et en fait sa demeure. Henri Villard, le magnat du Chemin de fer du Nord, a vendu ses propriétés et il est parti d’une manière définitive en Europe avec environ 8 000 000 de dollars. W.W. Astor a déménagé de New York à Londres, où il a acheté une magnifique résidence, et il a fait les démarches pour devenir sujet britannique. M. Van Alen, qui s’est assuré récemment l’ambassade en Italie en versant une contribution de 50 000 $ au fonds de la campagne démocratique, est un étranger à toutes fins utiles, et il déclare que ce pays-ci ne convient pas à la vie d’un gentleman ».

Pourtant, c’est en vain que l’on cherchera protection et sécurité dans l’un quelconque des royaumes de ce monde. Tous tremblent maintenant de peur et de crainte, et se rendent compte de leur incapacité de faire face aux puissantes forces contenues avec lesquelles ils auront affaire lorsque arrivera la terrible crise. Alors vraiment : « La hauteur de l’homme sera humiliée, et l’élévation des hommes sera abaissée ». « En ce jour [maintenant si proche — à la porte même] l’homme jettera ses idoles d’argent et ses idoles d’or… aux taupes [Darby : « rats »] et

(P 149) aux chauves-souris, pour entrer dans les fentes des rochers et dans les creux des escarpements, de devant la terreur de l’Éternel et de devant la magnificence de sa majesté, quand il se lèvera pour frapper d’épouvante la terre » — Esaïe 2 : 17-21.

Alors « toutes les mains deviendront faibles, et tous les genoux se fondront en eau. Ils se ceindront de sacs, et le frisson les couvrira ; la honte sera sur tous les visages, et toutes leurs têtes seront chauves. Ils jetteront leur argent dans les rues, et leur or sera rejeté comme une impureté ; leur argent ni leur or ne pourra les délivrer au jour de la fureur de l’Éternel ». — Ezéch. 7 : 17-19.

La protection que n’importe quel gouvernement peut offrir, sera de peu d’utilité lorsque les jugements de l’Éternel et les fruits de leur folie seront précipités sur eux tous. Dans l’orgueil de leur puissance, ils ont « amassé la colère dans le jour de la colère » ; ils ont égoïstement recherché l’élévation de quelques-uns, et ont été sourds aux cris des pauvres et des miséreux, et leurs cris sont parvenus aux oreilles du Seigneur des armées qui a épousé leur cause et déclare : « Je punirai le monde pour sa malice, et les méchants pour leur iniquité ; et je ferai, cesser l’orgueil des arrogants et j’abattrai la hauteur des hommes fiers. Je ferai qu’un mortel sera plus précieux que l’or fin, et un homme plus que l’or d’Ophir ». — Es. 13 : 11, 12.

Ainsi sommes-nous assurés que la providence de l’Éternel qui gouverne tout, apportera dans la catastrophe finale la délivrance aux opprimés. La vie des masses ne sera plus alors sacrifiée, et les inégalités sociales d’aujourd’hui n’existeront plus.

En vérité, notre époque est bien le temps prédit de la détresse des nations dans la perplexité. La voix des masses mécontentes est bien symbolisée par le mugissement de la mer,

(P 150) et les hommes réfléchis rendent l’âme de frayeur à cause de l’effroyable calamité que, maintenant, tous peuvent voir s’avancer avec rapidité, car les puissances des cieux (les pouvoirs dirigeants actuels) sont terriblement ébranlées. A vrai dire, certains, instruits par ces signes, et se rappelant ce passage biblique : « Voici, il vient avec les nuées », commencent déjà à suggérer que le Fils de l’homme est présent, bien qu’ils se méprennent grandement sur le sujet et sur le remède de Dieu.

Le Professeur Herron, dans une conférence donnée à San Francisco sur « Le Réveil chrétien de la Nation » ­déclara : « CHRIST EST ICI ! ET LE JUGEMENT A LIEU AUJOURD’HUI ! Notre conviction sociale du péché — la main pesante de Dieu sur la conscience — le montre ! Les hommes et les institutions sont jugés par ses enseignements !

Cependant, au milieu de tout cet ébranlement de la terre (la société organisée) et des cieux (les puissance ecclésiastiques), ceux qui, dans cette secousse, discernent l’exécution du plan divin des Ages, se réjouissent, assurés qu’ils sont que cet ébranlement terrible sera le dernier que la terre aura jamais eu, ou .dont elle aura jamais besoin. Comme l’Apôtre nous l’assure, ce terrible ébranlement signifie la disparition de toutes ces choses qui sont ébranlées, secouées — le renversement total de l’ordre de choses actuel — afin que ces choses qui ne peuvent être ébranlées — le Royaume de Dieu, le Royaume de lumière et de paix — puisse subsister. Car notre Dieu est un feu consumant. Dans sa colère, il consumera tous les systèmes d’iniquité et d’oppression, et il établira fermement la vérité et la droiture sur la terre.

LE CRI DE « PAIX ! PAIX ! QUAND IL N’Y A PAS DE PAIX »

Malgré le jugement manifeste de Dieu sur toutes les nations, malgré le fait que l’ampleur de la déposition d’une foule de témoins exerce une pression avec une

(P 151) logique irrésistible contre le présent ordre de choses tout entier, et que le verdict et le châtiment sont anticipés avec une épouvante presque universelle, il en est qui dissimulent mal leurs craintes par les cris de « Paix ! Paix ! » quand il n’y a pas de paix.

Une telle proclamation, entonnée par toutes les nations de la chrétienté, résulta de le grande paradé navale à l’occasion de l’inauguration du Canal de la Baltique. L’idée du canal fut lancée par le grand-père de l’actuel Empereur allemand, et les travaux furent commencés par son père, tant au profit du commerce de l’Allemagne qu’à celui de sa marine. L’Empereur actuel a foi en l’épée comme d’un remède infaillible pour garantir la paix, et il a également confiance dans les canons et la poudre-à canon qui soutiennent cette épée. Aussi a-t-il pris la décision de profiter de l’inauguration du canal achevé-pour faire une éclatante proclamation internationale de paix, et un déploiement grandiose des forces sur lesquelles elle doit reposer. En conséquence, il invita toutes les nations à se faire représenter par des navires de guerre (des pacificateurs) à la grande revue navale du Canal de la Baltique, le 20 juin 1895.

Répondant à cette invitation, plus de cent forteresses flottantes d’acier s’y rendirent ; une vingtaine d’entre elles étaient des « cuirassés » (techniquement ainsi appelés) géants, tous complètement armés et tous capables de filer à une vitesse d’au moins dix-sept « miles » à l’heure. Le Spectator de Londres déclara : « Il est difficile de se faire une idée d’une telle concentration de forces qui aurait pu, en quelques heures, anéantir le plus grand port du monde, ou envoyer toutes les flottes de commerce du monde réunies au fond de l’océan. En réalité, il n’y a rien sur les côtes du monde qui puisse même prétendre à résister à une telle force, et l’Europe considérée comme un tout, peut réellement se déclarer à la fois inattaquable en mer et irrésistible… La flotte concentrée à Kiel représentait probablement au plus haut point la force combattante la plus puissante, pourvu que le combat ne durât jamais plus longtemps que ses réserves d’explosifs ».

(P 152)

Le coût de ces navires de guerre et de leurs armements s’était monté à des centaines de millions de dollars. Une seule salve, tirée simultanément par 2 500 canons, consuma en un instant, en poudre, la valeur de milliers de dollars, et la réception des distingués invités coûta au peuple allemand 2 000 000 de dollars. Le discours de l’Empereur allemand et ceux des représentants étrangers portèrent sur « la nouvelle ère de paix » introduite par l’ouverture du grand canal et par la coopération des nations dans la revue navale. Cependant, les beaux discours, et le puissant grondement du canon par lesquels rois et empereurs proclamaient « Paix ! Paix ! » tout en menaçant de représailles quiconque la refuserait sous leurs conditions, ne furent pas interprétés par le peuple comme étant l’accomplissement du message prophétique de « Paix sur la terre et bonne volonté envers les hommes ». Cela n’eut, aucun effet apaisant sur les éléments socialistes, ne suggéra aucune panacée pour apaiser les désordres sociaux, pour alléger les soucis ou diminuer les fardeaux des masses des pauvres et des malheureux ; cela ne donna aucune assurance de bonne volonté sur la terre, ni n’indiqua comment on pouvait s’assurer et maintenir cette bonne volonté, soit entre les nations, soit entre gouvernements et peuples. Ce fut dis lors une grande comédie — un grand mensonge national impudent, et c’est ainsi que le considéra le peuple.

Le Spectator de Londres exprima les sentiments des gens réfléchis à propos de ce déploiement dans le commentaire suivant :

« L’ironie de la situation est très amère. Ce fut un grandiose festival de paix et d’industrie constructive, mais son titre de gloire le plus élevé fut la présence des flottes préparées au prix des plus grands sacrifices d’argent et d’énergie, uniquement pour la guerre et la destruction. Un cuirassé n’a aucun sens, sauf celui d’être un puissant engin de carnage. Une seule phrase peut décrire pleinement la grandeur de cette flotte « pacifique » : c’est qu’elle pourrait détruire en un jour n’importe quel port sur la terre ou couler au fond de la mer les navires marchands du monde

(P 153) qui seraient rassemblés devant ce port. Et quels abîmes de haine humaine se cachaient sous toute cette belle manifestation d’amitié humaine ! L’une des escadres était française, et ses officiers aspiraient à venger sur l’Empereur exultant le démembrement de leur pays. Une autre était russe, et ses amiraux ont dû être conscients que leur grand ennemi et rival était la Puissance qu’ils étaient en train d’honorer d’une manière si ostensible et que, la veille seulement, ils avaient violé des règlements touchant la marine pour complimenter le plus tenace et le plus dangereux adversaire de l’Empereur. Une troisième était autrichienne ; son maître avait été chassé du territoire qui a servi à faire le canal, et il a été dupé sur son demi-droit dans la province à\ travers laquelle le canal serpente dans toute sa longueur. Il y avait aussi des bateaux du Danemark duquel Holstein avait été arraché par ses propriétaires actuels, et de la Hollande où chaque homme craint qu’un jour ou l’autre l’Allemagne, par une autre conquête, s’empare, d’un seul coup, des colonies, du commerce et d’un avenir outre-mer. L’Empereur a parlé de paix, les amiraux ont espéré en la paix, les journaux dans le monde ont déclaré en chœur que c’est la paix, mais tout dans ce déploiement parle de la guerre à peine terminée, ou, dans un avenir assez rapproché,- de la guerre à venir. Jamais il n’y eut dans ce monde un cérémonial aussi grandiose, ou aussi complètement pénétré d’insincérité ».

Voici ce qu’en dit l’Evening Post de New York :

« Dans ce rassemblement même de navires de guerre, se manifeste un esprit qui n’a certes rien de pacifique. Chaque puissance envoie ses plus grands vaisseaux de guerre et ses canons les plus lourds, non pas simplement pour faire acte de courtoisie, mais également pour « montrer les dents » sur la scène internationale. La marine britannique envoie dix de ses plus puissants vaisseaux simplement comme un spécimen de ce qu’elle a en réserve, avec l’air de quelqu’un disant : « Ecoutez à temps l’avertissement, O nations, et ne provoquez pas la maîtresse des mers ». Les escadres, française et russe, font de manière semblable, leur « froncement de sourcils » le plus vilain possible, de crainte que l’hôte Guillaume, abusant de la partie de plaisir ne fasse trop d’avances amicales. Nos propres navires américains se joignent à la flotte avec le sentiment animant sans doute plus d’un officier et plus d’un marin à bord qu’il est temps que les Européens hautains apprennent qu’il y a, de l’autre côté de la mer, une puissance navale qui s’élève et avec laquelle ils feraient bien de ne pas jouer.

(P 154)

« Un air spécial d’« opéra bouffe» s’attache à la présence des Français et des Russes. Comme grands amateurs de paix internationale, et en particulier comme « amis » de l’Allemagne, ils sont vraiment comiques. Dans certaines régions de France, la fureur est grande à ce sujet…

« Cependant, l’insincérité la plus frappante de toutes doit être trouvée dans l’inauguration du Canal de Kiel même… Il est dédié au « commerce mondial », d’où sa signification internationale, d’où toute cette réjouissance et cette glorification. Mais que pensent réellement du commerce mondial l’Allemagne et la France et toutes les autres puissances continentales ? Pourquoi, en ce moment même, comme depuis vingt ans, font-elles alors tous leurs efforts pour gêner, empêcher et réduire autant que possible les libres relations commerciales des nations ?

… Tant que cet esprit prohibitif d’hostilité et de jalousie commerciales durera, à moins qu’il ne se détruise lui-même grâce à une absurdité complète, vous pouvez ouvrir autant de canaux inter-océaniques que vous voulez, mais vous ne pouvez persuader des gens sensés qu’il s’agit d’autre chose que d’un manque total de sincérité lorsque vous leur dîtes que ces canaux signifient de bonnes dispositions internationales et l’amour général de la paix ».

The Chicago Chronicle déclara :

C’est barbarie la plus pure que ce grand spectacle de Kiel. Donné pour célébrer une œuvre de paix, il prend la forme d’une apothéose de la guerre. Des ennemis mortels s’y rassemblent, déployant leurs armes, tandis qu’ils cachent leur inimitié derrière une amitié forcée. On tire par courtoisie des canons destinés à la guerre. L’Empereur lui-même fait l’éloge de ce déploiement d’armements. « La force armée qui se trouve concentrée dans le port de Kiel », dit-il, « devrait en même temps servir comme symbole de la paix et de la coopération de tous les peuples européens pour le progrès et la défense de la mission civilisatrice de l’Europe ». L’expérience met en doute cette conception. Celui qui possède un fusil désire s’en servir. La nation qui est prête pour la guerre désire faire la guerre. La seule menace sérieuse pour la paix en Europe aujourd’hui est le fait que toutes les nations européennes sont préparées pour la guerre.

Le creusement du Canal de Kiel fut un service évident rendu à la civilisation ; la manière de le célébrer est un tribut à la barbarie. En théorie, ce canal fut creusé pour encourager le commerce maritime, et la plupart des vaisseaux rassemblés pour

(P 155) célébrer son achèvement étaient du type connu sous le nom de destructeurs de commerce ».

D’après The Saint-Paul Globe, ce sont la royauté et le privilège plutôt que l’industrie qui furent déployés à Kiel. Il déclara :

Que vient faire aujourd’hui une flotte de cuirassés pour faire progresser la civilisation ? Quelles sont les flottes-pirates qui doivent être balayées des hautes mers ? Existe-t-il une nation inférieure et sauvage à laquelle nous pourrions transmettre une influence de la ‘civilisation moderne qui l’éclaire, en braquant sur elle les projecteurs d’une escadre de navires de guerre ? Il n’y a en ce moment qu’une seule agression dans laquelle les nations pourraient de tout cœur unir leurs forces sous le prétexte qu’elles travailleraient ainsi au bénéfice de la civilisation moderne. Cependant, aucun des gouvernements représentés à Kiel n’oserait proposer une alliance armée avec les autres gouvernements dans le dessein de bouter hors d’Europe le Turc affreux et cruel.

« Est-ce qu’un conflit entre les splendides cuirassés, ou entre deux des nations quelconques représentées à Kiel, aiderait d’une manière quelconque la cause de la civilisation ? Est-ce qu’au contraire, ces armements ne sont pas les reliques et les vestiges d’un reste de barbarie ? Les traits caractéristiques les plus barbares de n’importe quelle nation sont ses munitions de guerre. Le dessein de la plupart des munitions que l’Europe fournit avec une telle profusion grâce à des impôts supportés par un peuple surchargé, est de maintenir ce peuple lui-même dans une humble soumission aux pouvoirs qui les dominent ».

Le « Grand spectacle de l’oppression », c’est ainsi que The Minneapolis Times appela la démonstration navale de Kiel, ajoutant les commentaires suivants :

« Le fait que l’ouverture de cette magnifique voie d’eau est estimée davantage pour sa valeur militaire que pour ses avantages commerciaux, et qu’elle fut célébrée par le grondement d’artillerie des flottes de guerre du monde qui y étaient rassemblées, est une mise en accusation de la civilisation. Car, en effet, si les prétendues nations « civilisées » du monde ont besoin de pareilles énormes entreprises pour des opérations militaires et de telles formidables flottes qui sont maintenues de nos jours aux dépens du peuple, alors la nature humaine de la race caucasienne ne s’est améliorée en aucune façon depuis l’époque de Colomb ou par la grande découverte qu’il a faite. Si de telles flottes sont nécessaires, alors la liberté est impossible et le despotisme est une condition nécessaire pour la race humaine ».

(P 156)

Cette clameur qui s’élève de toutes les nations, par la bouche de leurs représentants — « Paix ! Paix ! Quand il n’y a point de paix », rappelle avec force à notre mémoire la parole de l’Eternel par le prophète Jérémie, disant :

« Depuis le petit d’entre eux jusqu’au grand, ils sont tous adonnés au gain déshonnête, et, depuis le prophète jusqu’au sacrificateur, tous usent de fausseté. Et ils ont pansé la plaie de la fille de mon peuple légèrement, disant : Paix ! Paix ! et il n’y avait point de paix. Avaient-ils honte parce qu’ils avaient commis l’abomination ? Ils n’ont eu même aucune honte, ils n’ont même pas connu la confusion ; c’est pourquoi ils tomberont parmi ceux qui tombent ; au temps où je les visiterai, ils trébucheront, dit l’Éternel — Jér. 6 : 13-15.

Cette grande proclamation internationale de la paix, qui porte de toute évidence la marque de l’insincérité, nous rappelle avec force les paroles du poète John G. Whittier qui décrivent d’une manière si imagée les conditions actuelles de paix :

 

« La paix est grande en Europe ! L’ordre règne
Des collines du Tibre aux plaines du Danube ! »
Ainsi disent ses rois et ses prêtres ; ainsi
Déclarent de nos jours les prophètes menteurs.

« Appliquez sur le sol une oreille attentive :
Oyez ! Des marches le bruit qui se rapproche,
Du tir des fusils le claquement meurtrier,
L’alerte de nuit, l’appel de la sentinelle,
L’espion à l’oreille prompte, ici et là,
Des exilés les dernières plaintes qui montent
De la mer polaire et du tropical marais,
Cellule verrouillée, chaînes de la galère,
L’échafaud tout fumant de ses taches de sang !
L’Ordre !… le silence des esclaves qu’on endort !
La paix !… celle du noir cachot, et des tombeaux !
Parlez donc, vous, Prince et Kaiser, Prêtre et Tsar !
Si telle est la paix, dites, qu’est-ce que la guerre ?

« Austère messager de Ton grand jour meilleur,
Pour préparer ton chemin avant Ta venue,
De la liberté l’ombre du « Jean-Baptiste »,
Grise, blessée, et vêtue de peaux de bêtes
Doit fouler le désert de ses pieds tout saignants !
Oh ! Puisse sa voix puissante percer l’oreille
Des prêtres et des princes tandis qu’ils entendent
Un cri semblable à celui du voyant hébreu :
« Repentez-vous ! Le Royaume est proche ! ».