Chapitre 9

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ÉTUDE IX

LE CONFLIT IRRÉPRESSIBLE

LE TÉMOIGNAGE DES SAGES DE CE MONDE

La connaissance générale, un nouveau facteur qui exerce son influence, dans tous lés domaines. — Points de vue du Sénateur Ingall, du Rév. Lyman Abbott, de l’évêque Newman [Episc. Méthod.], du Col. Robert Ingersoll. — L’Hon. J. L. Thomas à propos de la législation. – L’opinion de Wendell Phillips. — La prédiction de l’historien Macaulay. — Les espérances de l’Hon. Chauncey Depew. — Interview de l’évêque Worthington [protestant épiscopal]. — Réponse de W. J. Bryan. – Une opinion anglaise. — L’exposé de la situation par Edward Bellamy. — L’opinion du Rév. J. T. Mc Glynn. – Le point de vue du Prof. Graham. — Celui d’un Juge de la Cour suprême. — Une opinion française, une « Mêlée sociale ».

« Les hommes rendant l’âme de peur et à cause de l’attente des choses qui viennent sur la terre habitée [la société], car les puissances des cieux [les gouvernements — ecclésiastiques et civils] seront ébranlées ». – Luc 21 : 26 (D.).

PARTOUT, des sages de ce monde reconnaissent qu’un grand conflit social approche et qu’il est irrépressible, qu’on ne peut rien faire pour le détourner. Ils ont cherché des remèdes, mais n’en ont trouvé aucun qui fût à la hauteur de la maladie ; aussi, abandonnant tout espoir, ils ont conclu que l’Évolution doit être exacte, savoir que « tout se déroule dans la nature selon une loi de la survivance du plus fort comme étant le plus apte, et la destruction du plus faible comme étant impropre à la vie ». Des philosophes leur enseignent que « ce qui existe a déjà existé », que notre civilisation n’est que la répétition des civilisations grecque et romaine ; et que d’une manière semblable, elle s’effondrera pour ce qui concerne les masses, tandis que la richesse et le gouvernement passeront de nouveau dans les

(P 414) mains de quelques individus, alors que les masses, comme dans les premières civilisations orientales, ne feront qu’exister.

D’une manière très générale, ces sages manquent de remarquer dans le conflit le nouvel élément jamais rencontré auparavant, savoir la diffusion plus générale de la connaissance à travers le monde, spécialement à travers la chrétienté. Cet élément que nombre d’hommes oublient, est porté à l’attention de ceux qui sont assez sages pour chercher la vraie sagesse à sa source, la Parole de Dieu. Ceux-là sont informés qu’« au temps de la fin, plusieurs courront çà et là, et la connaissance sera augmentée… et que ce sera un temps de détresse tel qu’il n’y en a pas eu depuis qu’il existe une nation » (Dan. 12 : 1-4). Ils discernent l’accomplissement stupéfiant des allées et venues prédites des hommes ; ils discernent également l’augmentation générale de la connaissance, et pour ceux-là le temps de détresse prédit dans le même passage signifie, non pas une répétition de l’histoire, non pas une soumission des masses à quelques privilégiés, mais un renversement prodigieux de l’histoire provoqué par les nouvelles conditions remarquées. De plus, la déclaration, faite par le même prophète à ce propos, qu’« en ce temps-là se lèvera Micaël [Christ] » qui prendra son glorieux pouvoir et règne, est d’accord avec la pensée que la détresse à venir mettra fin au règne d’égoïsme du « prince de ce monde » [Satan], et inaugurera le Royaume béni d’Emmanuel. Mais écoutons quelques-uns des sages de ce monde nous dire ce qu’ils voient !

L’Hon. J. J. Ingalls est un homme tolérant, de fortune modeste et ancien Sénateur des Etats-Unis. Il a fourni à la presse une vue large et un exposé libéral et sans passion de la lutte pour la richesse et l’écrasement des classes pauvres qui en résulte. Nous en reproduisons de larges extraits, parce que c’est un exposé modéré de la question, et parce qu’il montre que même des hommes d’état bien éveillés qui discernent la difficulté, ne connais- sent aucun remède qui puisse être appliqué pour guérir la maladie et sauver les victimes.

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Le Sénateur Ingalls écrivait :

« La liberté est quelque chose de plus qu’un mot. Celui qui dépend de la volonté d’un autre pour se loger, se vêtir et se nourrir ne peut pas être un homme libre dans le sens large, complet de ce terme. L’homme, dont le pain quotidien pour lui-même et pour sa famille dépend du salaire qu’un employeur peut lui donner ou lui retirer à son gré, n’est pas libre. L’homme qui n’a que l’alternative de mourir de faim ou de se soumettre aux conditions d’un patron est un esclave.

« La liberté ne consiste pas en définitions. Déclarer que la vie, la liberté et la recherche du bonheur sont les droits inaliénables de chaque être humain ne rend pas l’homme indépendant. Le droit à la liberté est une dérision et une tromperie si le pouvoir d’être libre n’existe pas aussi. La liberté n’est pas simplement la levée des contraintes légales, la permission d’aller et venir. En plus de cela doivent exister la capacité et l’occasion favorable que seule l’exemption de la nécessité •d’un labeur quotidien incessant peut apporter. Pour paraphraser Shakespeare : la Pauvreté et la Liberté sont un couple mal assorti. La liberté et la dépendance sont incompatibles. Dès les premiers temps, l’abolition de la pauvreté a été le rêve des visionnaires et l’espérance des philanthropes.

« L’inégalité des fortunes et l’évidente injustice de la répartition disproportionnée de la richesse parmi les hommes ont rendu perplexes les philosophes. C’est l’énigme non résolue de l’économie politique ! La civilisation n’a pas de paradoxe plus mystérieux que l’existence de la faim à une époque où il y a surabondance de nourriture, de la misère au milieu du superflu. On ne peut comprendre sur quelles bases est édifiée une société dans laquelle un homme peut posséder tant de richesses qu’il est même incapable, si prodigue soit-il, de les gaspiller toutes, tandis qu’un autre, compétent et désireux de travailler, doit mourir faute de combustible, de haillons et d’une croûte de pain. Un tel état de choses fait de la charte des droits humains une énigme. Aussi longtemps que de telles conditions subsistent, la clé du mystère de la destinée n’est pas révélée, la fraternité humaine n’est qu’une expression, la justice une formule, et le code divin un code illisible.

« L’exaspération des pauvres, à la vue de l’insolente ostentation des riches, a renversé des empires. Le soulagement des indigents a été l’objet de lois humaines et de lois divines. Les lamentations des misérables constituent le thème principal de l’histoire. Job était un millionnaire. Que l’œuvre littéraire incomparable qui porte son nom soit une parabole ou une biographie,

(P 416) elle est d’un profond intérêt, car le patriarche était préoccupé des mêmes questions qui nous troublent actuellement. n dépeint, tel un Populiste ceux qui dérobent l’âne de l’orphelin et le bœuf de la veuve, ceux qui déplacent les bornes des champs, ceux qui récoltent le blé et le fruit de la vigne du pauvre qu’ils dépouillent de ses vêtements, le laissant nu sous les averses des montagnes et sans refuge contre le rocher.

« Les prophètes hébreux réservèrent aux extorsions et à la volupté des riches leurs malédictions de choix, et Moïse promulgua des lois réglant la remise des dettes, la redistribution des terres et la limitation des fortunes privées. A Rome, pendant des siècles, la propriété de biens immeubles était limitée pour chaque citoyen à 300 acres, et le cheptel et le nombre d’esclaves devait être proportionné à la surface cultivée. Cependant, les lois données par le Tout-Puissant aux Juifs par l’intermédiaire de Moïse furent aussi inefficaces que celles de Lycurgue et de Licinius contre l’indomptable énergie de l’homme et les conditions organiques de son être.

« Au temps de César, 2 000 ploutocrates possédaient pratiquement tout l’Empire romain, et plus de 100 000 chefs de famille étaient des mendiants soutenus par l’assistance du trésor public. La même lutte s’est poursuivie à travers le Moyen Age jusque dans le dix-neuvième siècle. Il n’y a aucun remède prescrit aujourd’hui qui n’ait été administré, mais en vain, à d’innombrables malades autrefois : aucune expérience en matière de finance et d’économie politique proposée qui n’ait été à maintes reprises essayée, sans autre résultat que le désastre pour les individus et la ruine pour la nation.

« Enfin, après bien des tâtonnements et de nombreux combats sanglants et désespérés contre des rois et des dynasties, contre les privilèges, les castes et les prérogatives, les abus d’autrefois, contre des ordres, des titres et des classes formidablement retranchés, on a réalisé ici l’idéal définitif de Gouvernement. C’est le peuple qui a l’autorité suprême. Les pauvres, les travailleurs, les ouvriers sont les gouvernants. Ce sont eux qui font les lois, qui constituent les institutions. Louis XIV disait : « L’État, c’est moi ». Ici, les salariés, les agriculteurs, les forgerons, les pêcheurs, les artisans disent : « L’État, c’est nous ». La confiscation, le pillage et l’enrichissement des favoris du roi sont inconnus ici. Chaque homme, quelles que puissent être sa naissance, sa capacité, son éducation ou sa moralité, a des chances égales à celles des autres dans la course de la vie.

(P 417) La législation, qu’elle soit bonne ou mauvaise, est décidée par la majorité.

« Il y a moins d’un siècle, la condition sociale aux États-Unis était celle d’une égalité réelle. Dans notre première période de recensement, il n’y avait ni millionnaires, ni indigents, ni vagabonds dans le pays. Le premier citoyen américain à posséder un million de dollars fut le premier des Astor vers 1806. Fils d’un boucher, il avait émigré d’Allemagne peu d’années avant 1806, et le point de départ de sa fortune fut un paquet de fourrures. Avant cette époque, la plus grande fortune appartenait à George Washington ; à sa mort, survenue en 1799, elle fut évaluée à 650 000 $.

« La grande partie des gens étaient des agriculteurs et des pêcheurs, vivant contents des produits de leur labeur. Le développement du continent, grâce à l’introduction des chemins de fer, des machines agricoles et des applications scientifiques de la vie moderne, a fait de nous la nation la plus riche du monde. La masse totale des possessions du pays dépasse probablement 100 000 000 000 $ dont la moitié, dit-on, est gérée directement par moins de 30 000 personnes et sociétés. Les plus grandes fortunes personnelles du monde ont été accumulées aux États-Unis, dans la deuxième moitié du siècle.

« En outre, nos ressources matérielles sont à peine entamées. Moins du quart de notre terre arable a été labourée. Nos mines cachent des trésors plus riches que ceux d’Ophir et de Potosi. Nos usines et notre commerce sont relativement récents, mais déjà, ils ont donné naissance à une aristocratie de riches qui ne porte ni jarretières, ni couronne, qui n’est annoncée par aucun héraut, mais qui, souvent, est la bienvenue dans les cours des princes et dans les palais des rois.

« Si la distribution inégale des dépenses et des profits de la société dépend de la législation, des institutions et du gouvernement, alors dans une organisation comme la nôtre, l’équilibre devrait être rétabli. Si la richesse résulte de lois injustes, et la pauvreté de l’oppression législative, alors le remède est entre les mains des victimes. Si elles souffrent, cela provient de blessures qu’elles s’infligent elles-mêmes. Nous n’avons ni tenures féodales, ni droit d’aînesse, ni substitution ; il n’y a aucune occasion favorable qui ne soit ouverte à tous. La justice, l’égalité, la liberté et la fraternité sont les fondements de l’État. Chaque homme a dans sa main un bulletin de vote. L’école offre l’instruction à tous. La presse est libre. La parole, la pensée et la conscience sont libres.

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« Pourtant, le suffrage universel n’a pas donné la preuve qu’il était une panacée pour guérir les maux de la société. La pauvreté n’est pas supprimée. Bien que la richesse se soit accumulée au-delà de tout ce que pouvait espérer la cupidité, l’inégalité de sa répartition est aussi grande qu’au temps de Job, de Salomon et d’Agis. Non seulement le vieux problème n’est pas résolu, mais ses conditions se sont compliquées et intensifiées. Un pouvoir politique plus étendu est affermi dans les mains de quelques-uns, et dans une république plus encore que dans une monarchie, des fortunes prodigieuses sont acquises par des individus.

« Le grand abîme qui sépare les riches et les pauvres s’élargit de plus en plus de jour en jour. Les forces du travail et du capital qui devraient être des alliées, des auxiliaires et des amies sont rangées en ordre de bataille les unes contre les autres comme des armées hostiles se tenant dans des camps fortifiés et se préparant pour le siège ou le combat. Des millions sont annuellement perdus en salaires, en destruction de biens périssables, en détérioration de matériel et en diminution de bénéfices, dus aux grèves et aux lock-out qui sont devenus la condition normale de la guerre entre patrons et ouvriers.

« L’Utopie est encore un pays qui reste à découvrir. Comme le mirage du désert, la perfection idéale dans la société s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en approche. La nature humaine demeure inchangée dans tous les milieux.

« Avec le progrès de la civilisation, la condition des masses s’est incommensurablement améliorée. Aujourd’hui, le plus pauvre artisan jouit librement de choses confortables tables et d’avantages matériels que des monarques, même avec leurs trésors ne pouvaient acheter il y a cinq siècles. Cependant, De Toqueville observait la singulière anomalie que, au fur et à mesure que la condition des masses s’améliore, celles-ci la trouvent plus intolérable et le mécontentement augmente. Les besoins et les désirs augmentent bien plus rapidement que les moyens de les satisfaire. L’instruction, les journaux quotidiens, les voyages, les bibliothèques, les parcs publics, les musées et les vitrines dés magasins ont élargi l’horizon des ouvriers et des ouvrières, augmenté leur capacité d’en profiter, les ont familiarisés avec des objets de luxe et les avantages de la richesse. L’instruction politique leur a appris l’égalité de l’homme et leur a fait connaître la puissance du bulletin de vote. De faux instructeurs les ont convaincus que toute la richesse est créée par le travail, et que chaque homme qui possède plus qu’il ne peut gagner avec ses mains par un salaire journalier est un voleur, que le capitaliste est un ennemi, et le millionnaire

(P 419) un ennemi public qu’on devrait mettre hors-la-loi et fusiller sur-le-champ.

« De grandes fortunes personnelles sont inséparables de hautes civilisations. A notre époque; la communauté la plus riche du monde, par tête, est la tribu des Indiens Osage. Sa richesse réunie est, toutes proportions gardées, dix fois plus élevée que celle des États-Unis. Elle est possédée en commun. Il est possible que la propriété en commun ne soit pas la cause de barbarie, mais dans chaque État où l’on se rapproche de l’égalité sociale et économique, et où la richesse est « créée par le travail » sans l’intervention du capital, comme en Chine et en Inde, les salaires sont bas, le travailleur est déconsidéré et le progrès impossible. Si, en ce moment, la richesse des États-Unis était également distribuée parmi ses habitants, la somme que chacun posséderait serait, selon le recensement, d’environ 1 000 $.

« Si cette égalisation se poursuivait, le progrès cesserait de toute évidence. Si, dès le commencement cette condition avait prévalu, nous serions demeurés stationnaires. Ce n’est que lorsque les richesses sont concentrées que la nature peut être soumise et ses forces mises au service de la civilisation. Jusqu’à ce que le capital puisse, par les machines, se servir de la vapeur, de l’électricité et de la gravitation, et exempter l’homme de la nécessité d’un labeur constant pour se procurer la subsistance, l’humanité reste dans l’immobilisme ou rétrograde. Les chemins de fer, les télégraphes, les flottes, les villes, les bibliothèques, les musées, les universités, les cathédrales, les hôpitaux — toutes les grandes entreprises qui exaltent et embellissent l’existence et améliorent les conditions de la vie humaine — proviennent de la concentration de l’argent dans les mains de quelques-uns.

« Même s’il était désirable de limiter l’accumulation des richesses, la société ne possède aucun moyen de le faire. L’esprit (« mind ») est indomptable. Les différences qui existent entre les hommes sont d’ordre organique et fondamental. Elles sont fondées par des ordonnances de la Puissance suprême et ne peuvent être abrogées par un décret du Congrès. Dans les conflits entre les cerveaux et la supériorité numérique de l’adversaire, les cerveaux ont toujours gagné et gagneront toujours.

« La maladie sociale est grave et menaçante, mais le mal lui-même n’est pas aussi dangereux que le sont les docteurs et les drogues. Les charlatans politiques, avec leur salsepareille, leurs emplâtres et leurs pilules, soignent les symptômes au lieu de la maladie. La frappe libre de l’argent, l’accroissement du revenu par tête, la restriction de l’immigration, le scrutin australien et la qualité du vote sont des questions importantes, mais elles pourraient

(P 420) être toutes appliquées sans amener la moindre amélioration de la condition des masses ouvrières des États-Unis. Au lieu de priver du droit de vote les pauvres ignorants, il serait bien d’augmenter leurs biens et leur information, et de les rendre aptes à voter. Une classe proscrite devient inévitablement une classe de conspirateurs, et de libres institutions ne peuvent être obtenues que par l’instruction, la prospérité et le contentement de ceux qui les établissent. »

Voilà l’exposé des faits, mais où est celui du remède ? Il n’y en a aucun. Pourtant l’auteur n’éprouve aucune sympathie pour les faits sur lesquels il appelle l’attention : il préférerait, s’il le pouvait, mettre en évidence un moyen d’échapper à ce qu’il juge comme étant inévitable. C’est ce que voudrait aussi tout homme digne de ce nom. En ce qui concerne M. Ingalls, la preuve en est donnée par l’extrait suivant d’un de ses discours prononcés, au Sénat. des États-Unis (Congressional Record, Vol. VII, pp. 1054-5.). Il déclara :

« Nous ne pouvons cacher la vérité que nous sommes au bord d’une révolution imminente. Toutes les solutions d’autrefois sont sans effet. Les gens se rangent eux-mêmes d’un côté ou de l’autre d’une lutte menaçante. D’un côté, les capitalistes se retranchent solidement dans leurs privilèges, arrogants à la suite d’un triomphe continu, conservateurs, attachés à leurs vieilles conceptions, exigeant de nouvelles concessions, enrichis par les monopoles qu’ils détiennent dans leur propre pays et par le commerce avec l’étranger, s’efforçant de fixer toutes les valeurs à leur propre étalon-or. De l’autre côté, se tiennent les travailleurs qui réclament du travail, faisant tous leurs efforts pour développer l’industrie nationale, luttant contre les forces de la nature et maîtrisant le désert. Les ouvriers, clans les villes, meurent de faim et sont aigris ; ils sont résolus à renverser une organisation sociale qui permet aux riches de devenir encore plus riches et laissent les pauvres devenir plus pauvres, organisation qui laisse un Vanderbilt et un Gould entasser des fortunes dépassant les rêves les plus cupides, et qui condamne les pauvres à une pauvreté à laquelle ils ne peuvent échapper que par la mort. Les malheureux qui ont réclamé la justice ont été accueillis avec indifférence et dédain. Les ouvriers du pays, qui réclament du travail, sont traités comme des mendiants impudents qui mendieraient leur pain ».

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Ainsi déclare-t-il clairement qu’il ne voit aucun espoir. Il ne connaît aucun remède pour la terrible maladie — l’égoïsme.

L’OPINION DU RÉV. DR. LYMAN ABBOTT SUR LA SITUATION

Dans un ancien numéro du Literary Digest, nous trouvons le tableau synoptique suivant de l’opinion du Dr Abbott, le célèbre prédicateur, rédacteur et collaborateur de Théodore Roosevelt, sur les rapports entre le Capital et le Travail :

« Le Dr Abbott affirme que la question de savoir si le salariat est un système meilleur ou non que le féodalisme ou l’esclavage, a été réglée ; toutefois, contre le système industriel actuel il oppose les objections suivantes : (1) Ce système n’accorde pas un emploi assuré et permanent à tous les ouvriers disposés à travailler. (2) Il n’accorde pas non plus à tous ceux qui sont employés sous ce régime des salaires qui permettent de vivre décemment et convenablement. (3) Il n’est pas suffisamment éducatif en lui-même et n’accorde pas suffisamment de loisirs pour le développement culturel des ouvriers. (4) Dans les conditions actuelles, il est, dans de nombreux cas, impossible de procurer aux ouvriers des logements sains, convenables. Selon le Dr Abbott, les préceptes de Jésus-Christ sont en harmonie avec les principes d’une saine économie politique ; il soutient qu’il est désastreux d’exténuer des hommes, des femmes et des enfants à seule fin de produire des marchandises à bas prix. Le travail, déclare-t-il, n’est pas une « marchandise », et il ajoute :

« Je crois que l’organisation qui divise la société en deux classes, les capitalistes et les ouvriers, n’est que temporaire. Je crois aussi que l’agitation industrielle actuelle est le résultat d’une lutte aveugle en vue d’établir une démocratie de richesses, dans laquelle ceux qui manient les outils en seront également les possesseurs ; dans cette démocratie, ce sera le travail qui engagera le capital et non l’inverse ; ce seront les hommes et non l’argent, qui dirigeront l’industrie, comme ils dirigent maintenant le gouvernement. Mais la doctrine qui prétend que le travail est une marchandise, et que le capital sert à l’acheter au plus bas prix, n’est pas logique, même temporairement ; du point de vue économique, elle est fausse comme elle est injuste du point de vue moral.

« Le travail n’est pas du tout une marchandise ; cela n’existe pas. Lorsqu’un ouvrier va à l’atelier, un lundi matin, il n’a rien à vendre, il a les mains vides ; il est venu pour produire quelque chose par son travail, et ce quelque chose, une fois produit, va être vendu ; une

(P 422) part du produit de la vente lui reviendra de droit parce qu’il a aidé à la production. De même qu’il n’existe pas de marchandise-travail à vendre, il n’existe pas de marché du travail où l’on peut le vendre. Un marché libre suppose une variété de vendeurs avec différentes marchandises et une variété d’acheteurs ayant différents besoins ; le vendeur est parfaitement libre de vendre ou de ne pas vendre, et l’acheteur est parfaitement libre d’acheter ou de ne pas acheter. Il n’existe aucun marché de ce genre pour le travail. Les ouvriers sont, dans leur grande majorité,’ aussi fermement attachés à leurs villes par prévention, par ignorance du monde extérieur et de ses besoins, par des considérations familiales, par leurs modestes biens (leur maison et leur lot de terrain) et par des liens religieux, que s’ils étaient enracinés au sol. Ils n’ont aucune variété de talents à offrir ; en règle générale, l’ouvrier ne sait bien faire qu’une seule chose, ne sait bien employer qu’un seul outil ; il doit trouver quelqu’un qui possède cet outil et qui désire qu’un ouvrier le fasse servir, sinon l’ouvrier doit être oisif. « Un marchand », dit Frédéric Harrison, « s’assied à sa caisse, et par quelques lettres ou imprimés, il transporte et distribue les marchandises d’une ville entière de continent à continent. Dans d’autres cas, pour le boutiquier par exemple, les allées et venues d’une multitude de clients suppléent à l’absence de transport pour ses marchandises. Ce sont ses clients qui le font pour lui. Cela, c’est un vrai marché. La concurrence, ici, joue rapidement, pleinement, simplement, loyalement. Mais il en va tout autrement pour un journalier qui n’a pas de marchandise à vendre. Il doit être présent en personne à chaque marché, ce qui implique un moyen de locomotion personnel et coûteux. Il ne peut pas correspondre avec son patron ; il ne peut pas lui envoyer un échantillon de sa force ; des patrons ne viennent pas non plus frapper à sa porte ». Il n’y a ni marchandise-travail à vendre, ni marché-travail pour la vendre. Tous deux sont des fictions de l’économie politique. Voici quels sont, les faits réels :

« La plupart des marchandises de notre époque (même les marchandises agricoles viennent graduellement sous cette réglementation) sont produites par un corps organisé d’ouvriers qui exécutent leur travail sous la direction d’un « capitaine d’industrie », et par l’emploi d’outils coûteux. Ceci exige la coopération de trois classes : le propriétaire de l’outillage ou capitaliste, le directeur ou l’administrateur, et l’usager ou ouvrier. Le résultat est le produit réalisé en commun par leur travail. (car l’outil lui-même n’est qu’un produit d’industrie de réserve) : il leur appartient donc en commun. Il appartient

(P 423) donc à l’économie politique de déterminer comment partager équitablement les valeurs entre ces partenaires d’une entreprise commune. Telle est, en une phrase, la question du travail. Il n’est pas vrai que l’ouvrier a droit à la totalité, ni qu’il la réclame, quelles que soient les revendications que certains des soutiens déraisonnables de sa cause aient pu présenter pour lui. Le directeur a droit à sa part, et à une large part. Diriger une telle industrie, savoir quels produits sont demandés dans le monde, leur trouver un acheteur à un prix qui donnera un profit légitime au travail de production, tout cela exige un travail de haute qualité, et un travail qui mérite une généreuse compensation. Celui qui possède l’outillage a droit à une rémunération. On peut supposer que lui, ou quelqu’un qui lui a transmis cet outillage, avait épargné l’argent que ses compagnons, eux, ont dépensé pour leur bien-être ou pour des plaisirs douteux ; il a donc droit d’être récompensé pour son économie et son épargne, bien qu’on puisse se demander si notre organisation industrielle moderne ne récompense pas trop la vertu d’acquisition, en faisant ainsi d’une vertu un vice. L’ouvrier a droit à une compensation. Depuis l’abolition de l’esclavage, personne ne lui refuse ce droit. Ce qui est difficile, c’est de déterminer comment sera fait le partage du produit de ce travail en commun. Mais il est certain que ce ne peut être fait par un système d’organisation qui pousse le capitaliste à payer des salaires les plus bas possibles pour les services rendus, et l’ouvrier à rendre le moins de services possible pour le salaire reçu. Quelle que soit la méthode juste, celle-ci n’est certainement pas la bonne ».

Le Dr Abbott semble posséder un cœur ardent et sympathique à l’égard des masses populaires ; il paraît avoir saisi clairement leur situation. Il établit le diagnostic de la maladie politique sociale et financière, mais ne réussit pas à trouver un remède. Il fait bien allusion à ce que serait le remède si l’on pouvait y parvenir, mais il ne suggère aucun moyen de l’obtenir ; il pense voir se développer

« Une lutte aveugle en vue d’établir une démocratie de richesses, dans laquelle ceux qui manient les outils en seront également les possesseurs ; dans cette démocratie, ce sera le travail qui engagera le capital ».

Cette phrase fait penser que son auteur avait lu récemment l’histoire de la Lampe d’Aladin des Nuits arabes,

(P 424) et qu’il espérait trouver et employer une « baguette magique ». Elle montre ou bien qu’il a une connaissance limitée des finances, ou bien qu’il attend une révolution dans laquelle ceux qui manient l’outillage l’enlèveront de force au capital, en violation de toutes les lois de la société reconnues actuellement. A supposer qu’un tel transfert des outils de la direction des propriétaires actuels à celle des ouvriers puisse se faire d’une manière ou d’une autre, qui ne peut discerner que les nouveaux propriétaires des outils deviendraient rapidement, à cause de leur nouvelle condition de propriétaires, des capitalistes ? Avons-nous une raison quelconque de supposer que les nouveaux propriétaires des outils seraient plus généreux ou moins égoïstes que les propriétaires d’outils actuels ? Avons-nous une raison quelconque de supposer que le cœur naturel aurait changé davantage chez les propriétaires des outils que chez les ouvriers ou que tous les travailleurs seraient invités par les nouveaux propriétaires des outils à partager également les bénéfices des machines ? Toute l’expérience faite avec la nature humaine dit : Non ! On se rend compte de la maladie, on se rend compte de la nécessité d’une prompte guérison, mais aucun remède ne peut guérir la « création gémissante ». Ses gémissements et ses douleurs de l’« enfantement » doivent persister et augmenter, comme l’indique l’Apôtre, jusqu’à la manifestation des fils de Dieu, le Royaume de Dieu. — Rom. 8 : 22, 19.

Le fait de nier qu’il y ait une maladie (« trouble ») ne la, guérit pas. L’affirmation que « le travail n’est nullement une marchandise » ne corrigera pas ou ne changera pas le fait que le travail est une marchandise et ne peut être rien d’autre sous nos lois et circonstances sociales actuelles. A une certaine époque et concernant certains peuples, l’esclavage a pu être une institution avantageuse sous des maîtres bienveillants et raisonnables. Sous le système féodal d’une semi-civilisation, le servage a pu présenter des caractéristiques utiles adaptées à son époque et à ses conditions ; il en est de même du système de salariat. Le travail, comme marchandise, soumis à l’achat et à la vente, présente quelques caractéristiques excellentes, et a fait beaucoup pour développer l’habileté mentale et physique ; en vérité, dans le passé, il a été un très précieux bienfait pour le Travail. Il ne serait pas non plus sage

(P 425) de détruire cette valeur du travail considéré comme une marchandise même maintenant, car les ouvriers qui exercent leur cerveau, qui possèdent et exercent l’habileté et l’énergie méritent qu’on recherche leur travail et qu’on les paie mieux que les incapables et les inintelligents ; c’est également nécessaire pour stimuler les inintelligents et les indolents. Ce qu’il faut, c’est un gouvernement juste, sage, paternel qui maintiendra des restrictions et des encouragements salutaires, et en ajoutera, tout en protégeant en même temps chaque classe d’ouvriers contre l’arrogance de la classe immédiatement au-dessus d’elle, et en les défendant tous contre la puissance herculéenne du Capital actuel avec son immense et croissante armée de machines-esclaves ; finalement, après de complètes instructions générales pratiques dans la droiture, sous la loi d’amour, ce gouvernement détruira tous ceux qui aiment l’égoïsme et le péché. La Bible seule suggère un tel gouvernement ; elle le décrit en détails, elle le promet d’une manière positive •et il attend seulement qu’ait été choisie l’Église de Dieu dont les membres seront les rois et les prêtres de ce gouvernement comme cohéritiers d’Emmanuel. — Apoc. 5 : 10 ; 20 6.

LE POINT DE VUE DE FEU L’ÉVÊQUE J. P. NEWMAN

L’Évêque Newman, de l’église épiscopale méthodiste, discerna le conflit irrépressible entre le Capital et le Travail. Il vit les droits et les torts des deux côtés de la question. Dans un article qui parut un jour dans les journaux de sa dénomination, il présenta les propositions et les suggestions suivantes :

« Est-ce de l’impiété que d’être riche ? La pauvreté est-elle essentielle à la sainteté ? N’y a-t-il que des mendiante qui soient saints ? Le ciel est-il une maison de pauvres ? Que ferons-nous alors d’Abraham qui était très riche en cheptel, en argent et en or ? Que ferons-nous alors de Job qui avait 7 000 brebis, 3 000 chameaux, 4 000 bœufs, 500 ânes ; qui possédait 30 000 acres de terre et 3 000 serviteurs ?…

« L’acquisition de la richesse est un don divin. Le travail et la sobriété sont les lois de l’économie. Amasser de grandes fortunes est un talent spécial. De même que les poètes, les philosophes et les orateurs sont nés ainsi, le financier a le génie de la richesse.

(P 426) Par intuition, il est familier avec les lois de l’offre et de la demande ; il semble doué de la vision d’un voyant des fluctuations futures du marché ; il sait quand acheter et quand vendre, et quand conserver. Il prévoit l’accroissement de la population et ses conséquences sur les biens immobiliers. Comme le poète doit chanter parce que la muse est en lui, ainsi le financier doit gagner de l’argent. Il ne peut pas s’en empêcher. Le don de ce talent est annoncé dans les Écritures : « L’Éternel, ton Dieu, te donne de la force pour acquérir ces richesses » (Deut. 8 : 18). Et toutes ces promesses trouvent leur accomplissement dans la condition financière actuelle des nations chrétiennes qui dirigent les finances du monde.

« Contre ces droits naturels et légitimes de la possession de biens, s’élève la revendication en vue de distribuer les biens parmi ceux qui n’en ont acquis ni par héritage, ni par la capacité ou par l’activité. C’est là un commu­nisme qui n’a aucun fondement, ni dans la constitution de la nature, ni dans l’ordre social du genre humain. C’est là le cri incohérent et déraisonnable du Travail contre le Capital entre lesquels, de par l’économie naturelle et l’économie politique, il ne devrait y avoir aucun bas antagonisme ».

L’évêque affirme que « le patron et l’ouvrier ont des droits inviolables, le premier d’employer qui il peut pour ce qu’il peut et le dernier d’accepter (« to respond ») quand il peut ». L’évêque assure que l’envie et la jalousie des classes ouvrières ne sont pas soulevées contre ceux qui possèdent d’immenses fortunes, mais contre le bien-être suprême et la suprême indifférence des riches. Il continue ainsi :

« La richesse a la plus noble des missions. Elle n’est pas donnée pour être amassée, ni pour se satisfaire égoïstement ni pour faire étalage de pompe et de puissance. Les riches sont les aumôniers du Tout-Puissant, ses agents payeurs. Ils sont les gardiens des pauvres. Ils doivent inaugurer ces grandes entreprises qui apporteront un profit aux masses, non pas les plus substantiels dividendes, mais la plus grande prospérité. Le capital. peut permettre aux ouvriers de jouir d’un bonheur qui accompagne une activité honnête. C’est aux riches d’améliorer les foyers des pauvres, mais plus d’une écurie d’homme riche est un palais si on la compare à la demeure de l’ouvrier honnête et intelligent.

(P 427)

« Lorsque les riches seront les patrons de ces réformes sociales qui élèvent la société, alors ils recevront la bénédiction des pauvres. C’est à eux de donner au législateur des directives essentielles à la protection de tous les droits et intérêts d’une communauté. Lorsqu’ils bâtiront des bibliothèques de savoir, des musées d’art et des temples de piété, ils seront considérés comme les bienfaiteurs de leur race. Lorsque la richesse du Capital s’unira à la richesse de l’intelligence, à la richesse du muscle et à la richesse de la bonté pour le bien commun, alors le Travail et le Capital seront estimés à égalité comme étant les agents qui donnent à chaque homme la vie, la liberté et la recherche du bonheur ».

Il est évident que l’évêque s’efforçait d’avoir une vue raisonnable des deux côtés de la controverse actuelle et de la lutte prochaine, mais d’une manière sans nul doute inconsciente, l’association à la richesse et le fait de dépendre d’elle influent évidemment sur son jugement. C’est un fait que beaucoup des anciens étaient très riches, Abraham, par exemple. Cependant, l’histoire du séjour d’Abraham, d’Isaac et de Jacob dans le pays de Canaan, montre que bien que la terre, en ce temps-là appartenait à des propriétaires, néanmoins elle n’était pas clôturée mais elle était libre aux usagers. Ces trois patriarches, ainsi que leurs serviteurs, leur gros bétail et leur petit bétail errèrent à volonté à travers le pays des Cananéens pendant près de deux siècles, et pourtant ne prétendirent pas en posséder une parcelle (Actes 7: 5). Dans le royaume-type de Dieu, Israël, le code des lois pourvoyait aux besoins des pauvres, nés dans le pays ou étrangers., Personne ne devait mourir de faim : les champs ne, devaient pas être moissonnés à fond, mais les angles devaient être laissés aux pauvres pour le glanage. Ceux qui avaient faim pouvaient entrer dans un verger, dans une vigne ou dans un champ et manger sur place à satiété. Lorsque le pays de la Palestine fut partagé parmi les tribus et les familles d’Israël, la clause spéciale touchant l’annulation des hypothèques sur toutes les terres, et de toutes les dettes, à chaque cinquantième année, empêchait l’appauvrissement et la mise en esclavage réel du peuple dans son ensemble par quelques riches.

(P 428)

L’évêque semblait oublier que les lois et les arrangements de la chrétienté ne sont pas un code de source divine; que de même que tous les plans de têtes et de cœurs imparfaits, ces lois ne sont pas infaillibles ; que si, à un certain moment, on ne pouvait faire mieux, les changements de conditions sociales et financières rendirent nécessaires ceux du passé ; que d’autres changements sont maintenant reconnus nécessaires et convenables, bien qu’à ce moment-là, ils étaient contrecarrés par l’égoïsme et l’ultra-conservatisme. Si, donc, on admet que nos lois sont simplement humaines et faillibles, et si elles ont déjà été changées et amendées pour s’adapter aux conditions changées, n’est-il pas inconséquent pour l’évêque de les traiter maintenant comme étant sacrées, indiscutables et inaltérables, de prétendre que des droits une fois concédés sont par conséquent « inviolables », « naturels » et « indiscutables » soit dans l’ordre de la nature soit dans la constitution du genre humain », et que la suggestion même d’une modification des lois et des règlements sociaux afin de les mieux adapter aux conditions actuelles est « incohérente » et « déraisonnable » ?

On remarquera que l’évêque prenait la raison opposée à celle présentée par le Dr Abbott sur la question du travail comme marchandise, soumise aux conditions de l’offre et de la demande. Il voyait en cela la loi de notre système social actuel, et disait qu’elle doit continuer. Il avait raison de juger que le Travail doit continuer d’être une marchandise (d’être acheté aussi bon marché que peut l’acheter le Capital, et d’être vendu au prix le plus élevé que peut en obtenir le Travail) aussi longtemps que dure le système social actuel. Cela ne durera pas, cependant, de nombreuses années encore d’après la prophétie et comme le discernent d’autres esprits capables en étroit contact avec le peuple et son agitation.

Du point de vue de l’évêque, la seule espérance d’une solution pacifique pour mettre fin au conflit existant entre le Capital et le Travail est (1) une conversion de tous les riches aux conditions aimantes et bienveillantes détaillées dans les deux derniers paragraphes cités plus haut ; et (2) une conversion de toutes les classes pauvres

(P 429) et moyennes à cette piété et à ce contentement qui leur permettrait d’accepter avec reconnaissance ce que les riches voudraient bien leur abandonner des biens de la terre, et de crier « Heureux pauvres sommes-nous ! Ceci, nous l’admettons, résoudrait rapidement et complètement la question du Travail, mais aucune personne sensée ne s’attend à une telle solution dans un avenir immédiat, et les Ecritures ne l’indiquent pas non plus. Nous ne pouvons pas supposer que cet évêque intelligent présente réellement ses suggestions comme un remède, mais plutôt qu’il parle ainsi parce qu’il ne voit rien d’autre que cette solution impossible et que par conséquent la civilisation sera bientôt frappée de la malédiction de l’Anarchie. Il eût été souhaitable qu’il ait pu discerner le remède de Dieu pour lequel notre Seigneur nous apprit à espérer et à prier « Que ton règne vienne », et comprendre comment ce Royaume doit être établi en puissance et en autorité souveraine. — Dan. 2 : 44, 45 ; 7 : 22, 27 ; Apoc. 2 : 27.

OPINION D’UN DOCTE JURISTE

Un juriste de célébrité mondiale, s’adressant à des étudiants en droit achevant leurs études dans un collège renommé des États-Unis, s’exprima dans les termes suivants, tels qu’ils ont été rapportés par le Journal de Kansas City :

« L’histoire de la race arrogante et rapace à laquelle nous appartenons, a été le récit de luttes incessantes et sanglantes pour la liberté personnelle. Des guerres ont été faites, des dynasties renversées, et des monarques décapités, non pas par esprit de conquête, d’ambition, de gloire, mais pour que l’homme puisse être libre. A travers de nombreux siècles sanguinaires, privilèges et prérogatives durent céder, malgré l’entêtement et la répugnance à le faire, à l’indomptable passion de la liberté individuelle. De la Grande Charte à Appomattox (village de la Virginie (E.-U.) où Lee se rendit à Grant, le 9 avril 1865 — dict.), il y a un grand intervalle de temps ; pourtant, à aucun moment de ces 652 années, la race n’a cessé ou a hésité dans sa bataille résolue et intrépide pour obtenir l’égalité de tous les hommes devant la loi. Ce fut pour cela que les barons menacèrent le roi John ; que Latimer fut brûlé ; qu’Hamden tomba ; que

(P 430) l’accord fut fait dans la cabine du Mayflower (bateau sur lequel vinrent les Pèlerins (pionniers puritains) en Amérique (1620)) ; que la Déclaration de l’Indépendance fut promulguée ; que John Brown d’Osawatomie mourut ; que les légions de Grant et de Sheridan marchèrent et vainquirent, préférant renoncer à la vie et à tous ses biens plutôt que d’abandonner des libertés.

‘A quoi servent la charrue et la voile
ou la vie ou la terre, si la liberté échoue ?’

« Le rêve des siècles s’est enfin réalisé. Emergeant de l’agitation brutale et sanguinaire de l’histoire, l’homme est enfin maître de lui-même ; • pourtant les énigmes troublantes de la foi demeurent. Les hommes sont égaux, mais il n’y a pas d’égalité. Le suffrage est universel, mais le pouvoir politique est exercé par une poignée d’hommes ; la pauvreté n’a pas été supprimée. Les charges et les privilèges de la société ne sont pas supportés dans l’égalité. Certains ont une fortune qu’ils seraient incapables de dissiper même en faisant de folles dépenses, et d’autres prient en vain pour obtenir leur pain quotidien. Déconcertés et contrariés par ces absurdités, exaspérés au possible par la souffrance et la misère, déçus quant aux résultats de la liberté politique sur le bonheur et la prospérité individuels, beaucoup se sont abandonnés à une anxiété si vive et si profonde qu’elle manifeste la nécessité pour les forces conservatrices de notre société de s’unir d’une manière active.

Dans le mouvement évolutif où la société des États-Unis est entrée, il n’y a aucun précédent dans l’histoire parce que les conditions sont anormales ; en conséquence, toute solution scientifique est impossible. Alors que les conditions des masses populaires ont été considérablement améliorées par le progrès social, par l’application de la science à l’industrie et par l’invention de machines, on ne peut douter que la pauvreté soit plus hostile que jamais auparavant à la société, plus dangereuse aux institutions de gouvernement démocratique et à la liberté individuelle qui a été acquise après tant de siècles de luttes. Les raisons en sont évidentes. L’ouvrier est libre ; c’est un électeur ; sa dignité personnelle s’est développée ; sa sensibilité est devenue délicate ; ses besoins se sont multipliés plus rapidement que les moyens de les satisfaire ; l’instruction l’a élevé au-dessus de la condition d’une vile besogne. Le journal quotidien l’a familiarisé avec les avantages que la fortune confère à ceux qui la possèdent. On lui a enseigné que

(P 431) tous les hommes ont été créés égaux, et il croit que si les droits sont égaux, les occasions ne sont pas égales. La science moderne l’a muni d’armes formidables, et lorsqu’on a faim, rien n’est plus sacré que le nécessaire pour la femme et les enfants.

La crise sociale dans tous les pays civilisés, et spécialement dans le nôtre, devient de plus en plus redoutable. Le grondement lointain du mécontentement obstiné se rapproche de plus en plus d’heure en heure. Bien que je croie que le génie calme et résolu de la race anglo-saxonne se prouvera une fois de plus à la hauteur de la situation, et n’abandonnera pas les biens qu’il a acquis au prix d’incroyables sacrifices, il apparaît pourtant que la bataille n’est pas terminée, que l’homme ne se contente plus d’égalité des droits ni d’égalité des occasions, mais qu’il exigera l’égalité des conditions comme loi de l’état idéal.

Il est également évident que la dégradation sociale est contraire à un gouvernement du peuple par le peuple, et qu’une pauvreté sans espoir et impuissante est incompatible avec la liberté individuelle. L’homme qui dépend absolument d’un autre pour avoir les moyens de vivre pour lui-même et pour sa famille, moyens que le patron peut lui enlever à volonté, n’est en aucun sens exact, libre. En une centaine d’années, nous sommes devenus la plus riche de toutes les nations. Nos ressources sont gigantesques. Les statistiques de nos gains et de nos réserves étonnent même les crédules. L’argent, la nourriture sont en abondance ; les produits faits à la machine et à la main sont en abondance, mais malgré cette fécondité, le paradoxe de la civilisation demeure : la majorité des gens luttent pour leur existence et une fraction subsiste dans une abjecte et misérable pénurie.

Le fait que de telles conditions puissent exister semble mettre la Sagesse suprême en accusation. Admettre que la nécessité, la misère ou l’ignorance sont un héritage inévitable, fait de la fraternité de l’homme le comble de l’ironie et rend inintelligible le code de l’univers moral. La déception engendrée par ces conditions se change en une méfiance à l’égard des principes sur lesquels est fondée la société, et en une disposition à changer la base sur laquelle elle repose. C’est à vous que revient la mission très importante de calmer cette méfiance et l’une de vos tâches les plus importantes est de résister à cette révolution.

On peut, grosso modo, classer en deux groupes les remèdes populaires proposés pour réformer

(P 432) les choses mauvaises, les défauts et les faiblesses de la société moderne ; le premier propose de redresser les torts en changeant les institutions politiques. Cette méthode est erronée et doit être inefficace parce qu’elle repose sur l’illusion que la prospérité matérielle est la conséquence de la liberté, tandis que la vérité est que la liberté politique est la conséquence et non la cause du progrès matériel. Des poètes et des rêveurs ont beaucoup chanté la pauvreté, et l’on a accusé l’amour de l’argent comme étant la racine de tous les maux ; cependant, le fait demeure que si l’argent est acquis honnêtement et employé avec sagesse, il n’y a aucune forme de puissance aussi substantielle, aussi positive et aussi palpable que celle qui accompagne la possession de l’argent.

Il n’y a pas de condition plus déplorable, plus déprimante, plus destructive de tout ce qui est le plus noble dans l’homme, de ce qui est le plus exaltant dans la vie privée, de tout ce qui donne le plus d’inspiration dans la destinée, que la pauvreté, l’indigence, la faim sans espoir, sordide, impuissante, les salaires au rabais, les jeûnes, les haillons et un croûton de pain. En tournant votre intelligence exercée vers l’examen des problèmes de l’heure, vous ne manquerez pas d’observer que cet élément de notre société est en constant développement ».

Nous avons ici un exposé des faits, clair et excellent ainsi que tous, riches ou pauvres, doivent le reconnaître. Pourtant il ne renferme aucun remède, pas même la suggestion que la nouvelle fournée d’hommes de loi et de politiciens devrait chercher un remède. On leur conseille simplement de calmer la méfiance chez d’autres, alors qu’eux-mêmes l’éprouvent, et de résister à tout changement de l’organisation sociale actuelle, alors qu’eux-mêmes cherchent à se tenir hors de son oppression.

Pourquoi cet avis ? Est-ce parce que cet homme capable méprise son frère plus humble ? En aucune façon ; mais parce qu’il se rend compte de, l’action inévitable de la liberté, de l’« individualisme », de l’égoïsme avec la liberté que cela implique d’entrer en concurrence et pour chacun de faire le mieux qu’il peut pour lui-même. En considérant le passé, il dit : « Ce qui a été sera ». Il ne voit pas que nous sommes à la fin du présent Age, à l’aube du Millénium, que seule la puissance du Roi Oint de l’Éternel de toute la terre peut faire sortir l’ordre de toute

(P 433) cette confusion ; il ne voit pas non plus que, dans la sage providence de Dieu, les hommes sont amenés face à face à ces problèmes embarrassants qu’aucune sagesse humaine ne peut résoudre, et à des conditions calamiteuses qu’aucune prévoyance ou politique humaine ne peut empêcher ou écarter, de sorte qu’au temps marqué, dans leur situation très critique et dans leur péril, ils seront contents de reconnaître l’intervention divine et de s’y soumettre, de cesser leurs propres œuvres et de se laisser enseigner par Dieu. Celui qui a droit au Royaume est sur le point de « prendre sa grande puissance et son règne » [Apoc. 11 : 17], de faire sortir l’ordre du chaos, de glorifier son « épouse », et avec elle et par elle, de mettre fin aux afflictions de la création gémissante chargée du péché, et de bénir toutes les familles de la terre. Seuls, ceux qui ont la « vraie lumière » peuvent discerner l’issue glorieuse de la sombre époque actuelle qui embarrasse les sages,

  1. ROBERT G. INGERSOLL, COMME D’AUTRES, COMPRIT LA CONDITION DES HUMAINS ET LA DÉPLORA, MAIS NE PROPOSA AUCUN REMÈDE

Le Col. Ingersoll avait la réputation d’être un sage selon”, le monde. Il était connu comme incrédule, mais il était un homme doué de talents remarquables, d’un sain jugement exceptionnel, sauf en matière religieuse ; dans ce domaine-là, nul n’a une saine appréciation s’il n’est guidé par la Parole et par l’esprit du Seigneur. Comme avocat, son avis était si hautement apprécié qu’il était connu pour donner une consultation d’une demi-heure au tarif de 250 $. Ce cerveau actif a également été préoccupé des grands problèmes de notre époque troublée, mais Ingersoll n’eut cependant aucun remède à proposer. Il exposa longuement ses idées sur la situation dans le journal Twentieth Century d’où nous extrayons ce qui suit :

« L’invention a rempli le monde de concurrents, non seulement d’ouvriers, mais de techniciens, de techniciens de la

(P 434) plus haute capacité. De nos jours, l’ouvrier ordinaire est, le plus souvent, une dent d’engrenage. 11 travaille avec la machine infatigable, il alimente la machine insatiable. Lorsque le monstre arrête, l’homme est sans travail, sans pain. Il n’a rien épargné. La machine qu’il a nourrie ne l’a pas nourri, lui ; l’invention n’a pas été faite pour son avantage à lui. L’autre jour, j’ai entendu dire par un homme que pour des milliers de bons ouvriers spécialistes, il était presque impossible de ‘ trouver un emploi, et qu’à son avis, le gouvernement devrait fournir un emploi aux gens. Quelques minutes après, j’en entendis un autre dire qu’il vendait un brevet pour la coupe de vêtements, que l’une des machines pouvait faire le travail de vingt tailleurs, qu’une semaine seulement auparavant, il en avait vendu deux à une grande maison de New York, et que plus de quarante ouvriers coupeurs avaient été congédiés. Le capitaliste se présente avec sa spécialité. Il raconte au travailleur qu’il doit être économe, et cependant, avec le système actuel, l’économie ne fait que diminuer les salaires. Sous la grande loi de l’offre et de la demande, chaque travailleur économe, épargnant, qui se refuse des plaisirs, fait inconsciemment tout ce qu’il peut pour diminuer sa rémunération et celle des autres. La machine-outil semble attester que les salaires sont suffisamment élevés.

« Le Capital a toujours revendiqué et revendique encore le droit de se grouper. Les industriels se réunissent et fixent les prix, même en dépit de la grande loi de l’offre et de la demande. Les travailleurs ont-ils le même droit de se consulter et de s’unir ? Les riches se rencontrent dans la banque, dans un club ou dans un salon. Les travailleurs, lorsqu’ils se coalisent, s’assemblent dans la rue. Toutes les forces organisées de la société sont contre eux. Le Capital possède l’armée et la marine, la législature, les pouvoirs judiciaire et exécutif. Lorsque les riches se coalisent, c’est dans le dessein « d’échanger des idées ». Lorsque les pauvres se coalisent, c’est un « complot ». S’ils agissent de concert, si ils font réellement quelque chose, c’est une « émeute ». S’ils se défendent, c’est une « trahison ». Comment se fait-il que les riches ont la haute main sur les ministères du gouvernement? Il arrive parfois que des gueux deviennent des révolutionnaires, où un chiffon devient une bannière sous laquelle les plus nobles et les plus braves se rangent pour se battre pour le droit.

« Que faisons-nous pour régler le conflit inégal entre l’homme et la machine ? Les machines seront-elles en fin de compte associées aux travailleurs ? Peut-on dominer ces forces de la nature

(P 435) au profit des enfants de la nature qui souffrent ? La prodigalité accompagnera-t-elle toujours la capacité ? Les travailleurs deviendront-ils assez intelligents et assez forts pour devenir les propriétaires de leurs machines ? L’homme peut-il devenir assez intelligent pour être généreux, pour être juste, ou bien est-il dirigé par la même loi ou le même fait qui dirige le monde animal ou le monde végétal ? A l’époque du cannibalisme, les forts dévoraient les faibles, mangeaient réellement leur chair. Malgré toutes les lois que l’homme a faites, malgré tous les progrès de la science, les forts, les sans-cœur, continuent à vivre aux dépens des faibles, des malheureux et des sots. Lorsque je prends en considération les tourments de la vie civilisée — les échecs, les anxiétés, les larmes, les espoirs déçus, les’ amères réalités, la faim, le crime, l’humiliation, la honte — je suis presque forcé de miséricordieuse sous laquelle l’homme ait jamais vécu dire que le cannibalisme, après tout, est la forme la plus de son semblable.

Il est impossible à un homme qui a bon cœur d’être satisfait du monde tel qu’il est actuellement. Aucun homme, ne peut vraiment jouir même de ce qu’il gagne — de ce qu’il sait comme lui appartenant — en sachant que des millions de ses semblables sont dans la misère et dans le besoin. Lorsque nous pensons aux affamés, nous sentons qu’il est presque cruel de manger. La rencontre de gens en haillons et qui grelottent vous rend presque honteux d’être bien habillés et d’avoir chaud — il vous semble que votre cœur est aussi froid que leur corps.

« Ne surviendra-t-il pas de changement ? Les « lois de l’offre et de la demande », l’invention et la science, le monopole et la concurrence, le capital et la législation doivent-ils être toujours les ennemis de ceux qui peinent ? Les travailleurs seront-ils toujours assez ignorants et assez sots pour dépenser leur salaire à des choses inutiles ? Entretiendront-ils des millions de soldats pour tuer les fils d’autres travailleurs ? Bâtiront-ils toujours des temples tandis qu’eux-mêmes vivront dans des taudis et des bicoques ? Permettront-ils à jamais à des parasites et à des vampires de vivre de leur sang ? Resteront-ils les esclaves des coquins qu’ils entretiennent ? Les hommes honnêtes continueront-ils à tirer leur chapeau devant les voleurs de la haute finance ? Le travail tombera-t-il toujours à genoux devant la paresse couronnée ? Les ouvriers comprendront-ils que des mendiants ne peuvent pas être généreux, et que tout homme en bonne santé doit gagner par son travail le droit de vivre ? Diront-ils en fin de compte que l’homme qui a eu des privilèges égaux à ceux de tous les autres n’a aucun droit de se plaindre, ou bien suivront-ils l’exemple donné par leurs oppresseurs ?

(P 436) Apprendront-ils que pour arriver au succès, la force doit être guidée par la réflexion, et que tout ce qui doit subsister doit reposer sur la pierre angulaire de la justice ? ».

Le raisonnement exposé ici est pauvre, faible ; il ne donne ni espoir, ni proposition de remède. Venant d’un homme sage et d’un excellent logicien, il démontre simplement que les hommes sages de ce monde discernent la maladie mais ne peuvent discerner aucun remède. Cet homme instruit signale avec suffisamment de clarté les causes de la difficulté et son caractère inévitable, et ensuite, il dit en fait aux travailleurs : « Ne vous laissez pas écraser et opprimer par elles (l’invention, la science, la concurrence, etc.) ! ». Mais il ne propose aucun moyen de délivrance sauf sous la forme d’une question : « Les travailleurs deviendront-ils assez intelligents et assez forts pour devenir les propriétaires des machines ? ».

Mais supposez qu’ils aient les machines et des capitaux suffisants pour les faire fonctionner ! De telles usines et de telles machines pourraient-elles fonctionner avec plus de succès que d’autres ? Pourraient-elles fonctionner longtemps et avec succès comme des affaires de bienfaisance et non de profit ? Ne chercheraient-elles pas aussi à augmenter la « surproduction » et à provoquer des cessations de travail laissant ainsi leurs propres travailleurs et d’autres, oisifs ? Ne savons-nous pas que si l’usine ou la fabrique devaient fonctionner sur le principe de salaire égal pour tous les employés, ou bien ce serait rapidement la faillite parce que les salaires seraient trop élevés, ou bien les plus capables seraient attirés vers d’autres situations mieux rémunérées, ou bien vers des opérations privées faites leur propre compte ? En un mot, l’intérêt personnel, l’égoïsme, est si enraciné dans la nature de l’homme déchu et fait tant partie de la structure sociale actuelle que quiconque n’en tient pas compte apprendra vite son erreur.

La dernière phrase citée est très plaisante, mais elle n’offre aucune aide dans la circonstance. Elle ressemble à un nichet en verre. Elle sert de solution jusqu’à ce que vous le brisiez et que vous essayiez de le manger. « Apprendront-ils [les travailleurs]

(P 437) que la force, pour réussir, doit avoir derrière elle la pensée ? ». Oui, tous le savent, et savent que cette pensée doit avoir des cerveaux et que ces cerveaux doivent être de bonne qualité et bien ordonnés. Tous peuvent comprendre que si tous avaient des cerveaux de même calibre et de force égale, la lutte entre l’homme et l’homme serait si égale qu’une trêve interviendrait rapidement, et que les uns les autres respecteraient mutuellement leurs droits et leurs intérêts, ou plus probablement, que la lutte se serait produite plus tôt et d’une manière plus cruelle. Mais personne ne sait mieux que M. Ingersoll ne le savait lui-même qu’aucune puissance terrestre ne pourrait créer une telle condition d’égalité mentale.

Le quatrième paragraphe cité fait le plus grand honneur au grand homme. Il trouve un écho dans toutes les âmes nobles que nous croyons être nombreuses. Mais d’autres, dans des conditions modestes, ou même riches comme M. Ingersoll, décident, comme il le fit sans nul doute, qu’ils sont aussi impuissants à gêner ou à altérer le cours de la société qui coule rapidement dans le canal de la nature humaine déchue que s’ils voulaient arrêter les chutes du Niagara en s’y jetant. Dans l’un comme dans l’autre cas, il y aurait un bruit et un trouble momentanés, et c’est tout.

L’HONORABLE J. L. THOMAS SUR LA LÉGISLATION DU TRAVAIL

On affirme fréquemment que le Travail a été injustement traité par une législation •qui favorise les riches et est préjudiciable aux pauvres, et qu’il suffirait de faire l’inverse pour porter remède à tout. Rien n’est plus loin de la vérité, et nous sommes heureux d’avoir dans le New York Tribune du 17 octobre 1896 un résumé de la législation du travail aux États-Unis, fait par un homme distingué aussi qualifié que l’ancien Avocat général assistant des E.-U., Thomas. Il écrit :

Pour écrire l’histoire de la législation des cinquante dernières années, concernant l’amélioration des conditions de la classe pauvre et de la classe des travailleurs, il faudrait des volumes mais on peut la résumer comme suit :

(P 438)

L’emprisonnement pour des dettes a été aboli.

Des lois ont été votées pour exempter les maisons et dépendances et une grande partie des biens personnels du recours contre les débiteurs qui sont chefs de famille, contre leurs veuves et contre leurs orphelins.

Des gages ont été donnés par la loi aux artisans et aux ouvriers sur la terre ou la chose sur laquelle ils rendent un travail pour leur salaire.

Il est permis aux personnes pauvres d’avoir recours aux tribunaux d’État ou de la Nation, sans avoir à payer les frais de justice ou à déposer une caution.

Les tribunaux, d’État ou de la Nation, désignent des avocats pour défendre, gratuitement, des personnes pauvres devant les tribunaux criminels et dans certaines circonstances devant les tribunaux civils.

Dans de nombreuses circonstances, les tribunaux sont chargés de rendre un jugement en faveur d’un ouvrier qui est obligé d’intenter un procès pour entrer en possession de son salaire ou pour faire valoir ses droits contre une société, afin qu’il obtienne une somme fixe lui permettant de couvrir les honoraires de son avocat.

Par voie légale, la durée d’une journée de travail dans un service public ou dans des travaux publics a été fixée dans certains cas à sept heures, et en d’autres cas, à huit ou neuf heures.

Dans la liquidation de biens en faillite, les salaires des travailleurs ont la priorité, et dans certains cas les salaires ont la priorité en règle générale.

Des lois ont été votées pour réglementer les tarifs des chemins de fer pour les voyageurs et pour les mar­chandises, les tarifs d’autres lignes de transport, ainsi que ceux des entrepôts et des ascenseurs ; des commissions d’État et de la Nation ont été créées afin de contrôler le mouvement des chemins de fer, ce qui a permis de réduire les charges de deux tiers ou plus.

Des lois ont été votées dans presque tous les États pour réduire le taux d’intérêt, et pour prolonger le temps de rachat après la forclusion des hypothèques ou des actes fiduciaires. On exige des chemins de fer qu’ils clôturent leurs lignes ou qu’ils paient au double les dommages résultant d’un manque de clôture ; on exige également qu’ils fournissent des postes et du matériel de sécurité pour leurs travailleurs.

On exige des industriels et des exploitants des mines qu’ils fournissent des postes et des engins pour la sécurité et le bien-être de leurs employés.

La loi a autorisé la législation des organisations ouvrières.

On a fait de la Journée du Travail une fête nationale.

(P 439)

Des membres de Commissions du Travail, de l’État et de la Nation, sont chargés de recueillir des statistiques, et autant que possible, d’améliorer la condition des classes laborieuses.

On a créé le Ministère de l’Agriculture, et son Chef f ait partie du Cabinet.

Des semences, d’une valeur de 150 000 $, sont distribuées gratuitement chaque année au peuple.

Dans de nombreux États, on considère comme un délit le fait de mettre à l’index un pauvre homme qui a été congédié de son emploi ou qui n’a pas réussi à payer ses dettes ; on considère comme un délit le fait de menacer, par voie postale et sur carte postale, de poursuivre en justice un débiteur ou de le blâmer par tout autre moyen.

Afin de protéger les imprudents et les naïfs, on refuse l’usage du courrier postal à ceux qui voudraient effectuer des opérations frauduleuses ou de hasard par ce moyen.

Les tarifs postaux ont été abaissés, imposant au gouvernement une perte annuelle de 8 000 000 de $ pour le transport du courrier, permettant ainsi aux gens d’avoir en franchise les journaux de province ; les meilleures revues et les meilleurs périodiques sont devenus si bon marché qu’ils sont à la portée des pauvres.

Les polices d’assurance sur la vie et les souscriptions à des sociétés de construction et de prêts ne sont pas frappées de déchéance par suite de non-paiement de primes ou de droits après un temps limité.

Les banques, qu’elles soient d’État ou de la Nation, sont assujetties au contrôle public, et leur comptabilité à l’inspection publique.

Dans le service public, les employés ont droit à un congé rétribué de trente jours dans certains cas et de quinze jours dans d’autres cas ; en outre, ils ont droit à. trente jours de congé en cas de maladie pour eux-mêmes ou pour leur famille.

Ont été interdits par la loi le trafic des coolies, l’importation de travailleurs sous contrat, le travail des condamnés des États-Unis, une nouvelle immigration de Chinois, l’importation de marchandises fabriquées par des forçats et le système de travail imposé au débiteur pour s’acquitter de ses dettes.

Des Conseils d’arbitrage, à l’échelon d’État ou de la Nation, ont été créés pour le règlement des litiges du travail.

Dans le service public, les employés, ont droit à un congé rétribué de trente jours dans certains cas et de quinze jours dans d’autres cas ; en outre, ils ont droit k trente jours de congé en cas de maladie pour eux-mêmes ou pour leur famille.

Ceux qui sont employés dans le service public ont les congés nationaux payés : le 1er janvier, le 22 février, la Journée du Souvenir, le 4 juillet, le Jour du Travail, le Jour d’actions de Grâces, et le 25 décembre.

(P 440)

Des fermes ont été données gratuitement à ceux qui voudraient s’y installer, et d’autres terres ont été données à ceux qui voudraient y planter et faire pousser des arbres.

Le vote australien [bulletin de vote portant les noms de tous les candidats, et que l’électeur pointe secrètement] et d’autres lois ont été votées pour protéger les citoyens dans leur droit de voter sans être molestés et intimidés.

Quatre millions d’esclaves ont été affranchis, à la suite de quoi des centaines de milliers de propriétaires ont été appauvris.

Des bibliothèques publiques ont été créées sur les fonds publics.

Des hôpitaux publics ont été multipliés pour prendre soin des malades et des pauvres.

Cent quarante millions de dollars sont payés chaque année par le Trésor public aux soldats de nos guerres, à leurs veuves et à leurs orphelins.

Enfin — et ce n’est pas de moindre importance — on a créé des écoles publiques, de sorte ,que maintenant, la dépense annuelle rien que pour l’enseignement qu’on y dispense, s’élève à plus de 160 millions de dollars, et pour les bâtiments, les intérêts des emprunts et pour d’autres dépenses, probablement à la somme supplémentaire de 40 millions de dollars ou plus.

D’innombrables autres lois de moindre importance, concernant les mêmes domaines que ceux qui viennent d’être indiqués et entrant dans les plus petits détails des rapports entre employeurs de main-d’œuvre (que ce soit des sociétés, des associations ou des individus) et des employés, ont été votées par le Congrès et par les assemblées législatives des divers États.

Toutes ces lois ont été votées et ces bienfaits admis par les riches aussi bien que par les pauvres. En vérité, l’histoire de ce pays pour le dernier quart de siècle, montre que des hommes et des femmes de toutes les classes ont mis au maximum à l’épreuve leur esprit inventif pour concevoir des lois pour le profit, l’instruction et l’élévation des masses populaires, et cela a été poussé si loin que beaucoup d’hommes réfléchis craignent, si cela continue, qu’on en arrive au socialisme d’État. Il n’y a aucun doute que, depuis de nombreuses années, la tendance de l’opinion publique parmi le peuple va dans cette direction ».

Ainsi donc, si tout ce qu’il était possible de faire légalement l’a été, et que l’inquiétude augmente, il est évidemment inutile de trouver un remède de ce côté. Il est certain que M. Thomas

(P 441) était également arrivé à la conclusion que le conflit est inévitable.

Remarquez dans quels termes cet homme, capable et noble,

WENDELL PHILLIPS, A EXPRIMÉ SON OPINION

Aucune réforme, morale ou intellectuelle, n’est jamais venue de la classe supérieure de la société. Chacune des réformes, et toutes, sont venues de la protestation des martyrs et des victimes. L’émancipation des travailleurs doit être acquise par les travailleurs eux-mêmes ».

Cela est très vrai, très sage, mais M. Phillips non plus n’a proposé de suggestion pratique pour montrer comment les travailleurs doivent s’affranchir eux-mêmes du résultat certain des principes égoïstes de la Loi de l’Offre et de la. Demande (soutenus par des inégalités mentales et physiques), inexorable comme l’est la loi de la gravitation. Il ne savait ce qu’il fallait recommander. Comme tous le savent, la Révolution pourrait opérer des changements locaux et temporaires, bénéfiques ou autrement, mais à quoi pourrait servir la révolution contre des conditions et une concurrence universelles ? Nous pourrions aussi bien nous révolter contre la marée, montante de l’océan, et essayer de la refouler avec des balais, ou de recueillir l’excédent dans des tonneaux.

LA PRÉDICTION DE MACAULAY

Le Figaro de Paris cite les extraits suivants d’une lettre écrite en 1857 par M. Macaulay, le grand historien anglais, à un ami des États-Unis ;

« Il est clair comme le jour que votre gouvernement ne sera jamais capable de maintenir sous sa direction une majorité souffrante et irritée, parce que dans votre pays, le gouvernement est entre les mains des masses populaires, et que les riches qui sont en minorité, sont absolument à leur merci. Un jour viendra dans l’État de New York, où, entre la moitié d’un déjeuner et l’espérance de la moitié d’un dîner, la multitude élira vos législateurs.

(P 442) Est-i1 possible d’avoir un doute quelconque sur le genre de législateurs qui sera élu ?

« Vous serez obligés de faire les choses qui rendent la prospérité impossible. Alors quelque César ou Napoléon prendra en mains les rênes du gouvernement. Votre République sera pillée et ravagée dans le vingtième siècle, exactement comme l’empire romain le fut par les barbares du cinquième siècle, avec cette différence, que les dévastateurs de l’empire romain, les Huns et les Vandales, venaient du dehors, tandis que vos barbares seront les gens de votre propre pays et le produit de vos propres institutions ».

Il n’est pas venu à l’esprit de cet homme qui a une grande connaissance de la nature humaine, à la fois chef les riches et chez les pauvres, de suggérer comme une probabilité que les riches pourraient, sans égoïsme, épouser la cause de la majorité et donner leur assentiment à la promulgation de lois importantes et bienveillantes qui élèveraient graduellement les masses à la compétence et rendraient impossible à quiconque d’amasser plus d’un demi-million de dollars de fortune. Non ; M. Macaulay savait qu’une telle proposition était indigne de considération, d’où sa prédiction qui est en rapport avec le témoignage de Dieu quant au résultat de l’égoïsme, savoir : un grand temps de détresse.

En outre, depuis qu’il a écrit cette lettre, le droit de vote a été exigé par les propres compatriotes de M. Macaulay, le public britannique, et a été obtenu. Il a été exigé et Obtenu par les Belges et les Allemands. Il a été exigé et obtenu de force par les Français. On le réclame en Autriche-Hongrie, et avant peu les Italiens l’obtiendront. De sorte que la catastrophe même prédite avec tant d’assurance pour les États-Unis menace également la « chrétienté » tout entière. Macaulay ne voyait aucune espérance, et n’avait pas d’autres suggestions à offrir que celles que d’autres offraient également, c’est-à-dire que les riches et les gens influents s’emparent par la force de la direction des affaires et s’assoient sur la soupape de sûreté aussi longtemps que possible — jusqu’à ce que l’explosion se produise.

(P 443)

LES ESPÉRANCES DE M. CHAT.INCEY M. DEPEW

Parmi les penseurs capables et profonds du monde d’aujourd’hui, on trouve également l’Hon. Chauncey M. Depew, LL. D. Homme sage, il est fréquemment de bon conseil, et nous sommes heureux d’avoir son opinion sur la situation actuelle. Parlant à la classe d’examen de l’Université de Chicago, et à d’autres, en qualité d’orateur à sa 10′ Assemblée, il déclara entre autres choses :

« L’instruction n’a pas seulement rendu possible la mer- veilleuse croissance de notre pays et la prodigieuse occasion favorable qu’elle offre à la profession et à la fortune, mais elle a élevé notre peuple en le faisant sortir des, méthodes et des coutumes du passé, et nous ne pouvons plus désormais vivre comme le firent nos ancêtres.

« L’école primaire et l’école secondaire, avec leurs avantages supérieurs, nous ont formés de telle façon que l’amélioration des conditions de vie fait des hommes plus libéraux et plus intelligents et des femmes mieux douées, plus belles et à l’âme plus généreuse. Elle les élève sur un plan supérieur à celui du paysan européen. Tandis que l’instruction et la liberté ont fait des Américains un peuple phénoménal, elles ont, dans une certaine mesure, élevé le standard de vie et ses exigences dans les pays plus anciens de l’Europe. L’ouvrier indien peut vivré sous un toit de chaume dans une pièce unique, avec un pantalon rapiécé pour se vêtir et une terrine de riz pour se nourrir. Mais l’artisan américain désire avoir un logis avec plusieurs pièces. Il a appris, et ses enfants ont appris la valeur des œuvres d’art. Ils connaissent tous à présent quelle est la meilleure nourriture, le meilleur vêtement et la vie la meilleure, le tout n’étant pas du luxe mais du confort qui satisfait et devrait satisfaire les citoyens de notre République.

« Des hommes habiles, très courageux et très perspicaces ont saisi l’occasion favorable en Amérique pour amasser d’immenses fortunes. Les masses populaires qui n’ont pas été aussi fortunées, considèrent ces hommes et disent : Nous ne bénéficions pas comme eux de ces occasions favorables. Ce n’est pas ici la place, et nous n’avons pas le temps, de faire même allusion à la solution de ces difficultés ou à la résolution de ces problèmes. Aucun homme de bon sens ne peut douter que le génie existe parmi nous pour y faire face Si besoin est par la législation ou par d’autres moyens. Nous réclamons pour

(P 444) notre époque plus d’instruction, plus d’étudiants dans les collèges et plus de facilités pour aller au collège. Tout jeune homme qui sort de ces institutions pour entrer dans le monde, sort tel un missionnaire porteur de lumière et de connaissance. Dans la communauté où il s’installera, il prendra une position en faveur d’une appréciation intelligente, large et patriotique, de la situation dans le pays et dans le voisinage. Les diplômés des quatre cents universités du pays sont les lieutenants et les capitaines, les colonels, les généraux de brigade et les généraux de division de cette armée de progrès américain à laquelle nous appartenons tous.

« Le monde dans lequel entre aujourd’hui notre jeune homme est un monde très différent de celui que connurent son père ou son grand-père ou ses ancêtres cent ans auparavant. Il y a cinquante ans, il aurait pris ses grades universitaires dans un collège confessionnel et serait entré dans les vues de l’église de ses pères et de sa faculté. Il y a cinquante ans, il aurait adhéré au parti auquel appartenait son père. Il aurait accepté le credo religieux du pasteur du village, et les principes politiques du programme national élaboré par le parti de son père. Mais aujourd’hui, il prend ses grades universitaires dans un collège où la ligne confessionnelle est vaguement tracée, et il s’aperçoit que les membres de sa famille ont fréquenté toutes les églises et professent tous les credo ; aussi doit-il choisir pour lui-même l’église dans laquelle il se sentira à l’aise, et les doctrines sur lesquelles il basera sa foi. Il découvre que les liens du parti ont été relâchés par de faux conducteurs ou des conducteurs incompétents, et par l’incapacité des organisations de partis de faire face aux exigences du pays et à celles du développement extraordinaire de l’époque. Ceux qui devraient être ses conseillers lui disent : « Fils, juge pour toi-même et pour ton pays ». Ainsi, au seuil même de la vie, il demande une connaissance dont son père n’avait pas eu besoin pour remplir ses obligations comme citoyen ou pour baser sa foi et ses principes. Il se dispose à partir, à la fin I de ce merveilleux dix-neuvième siècle pour s’entendre dire, du haut d’une chaire et d’une tribune et par la presse, et pour discerner à la suite de ses observations personnelles, qu’il y a des conditions révolutionnaires dans le monde politique, financier et industriel qui menacent la stabilité de l’État, la position de l’église, les bases de la société et la sécurité de la propriété. Pourtant,

(P 445) alors que le précepte et la prophétie annoncent la catastrophe, il ne devrait pas désespérer… Tous les jeunes hommes devraient croire que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, ,et être impatients de voir arriver le lendemain dans une espérance indéfectible, tout en accomplissant pleinement son devoir aujourd’hui.

« Nous admettons tous que les problèmes sont difficiles et la situation poignante. Cependant, il appartient à l’instruction de résoudre des problèmes et de remédier à des -conditions délicates. Notre époque est celle du paradoxe de la civilisation. Jusqu’ici, notre ligne de conduite a été affaire d’interprétation facile et d’exécution aisée en se basant sur l’histoire du passé. Mais nous voici à cinq – années du vingtième siècle, face à des conditions qui sont presque aussi nouvelles que si un bouleversement considérable nous avait précipités violemment dans l’espace et que nous nous soyons trouvés assis près de l’un des canaux de Mars.

« La vapeur et l’électricité ont fait compter pour rien les siècles de l’ère chrétienne jusqu’au nôtre. Elles ont amené une harmonie de la production et des marchés qui bouleverse tous les calculs et tous les principes d’action du passé. Elles ont uni le monde en une communication instantanée qui a renversé les limitations autrefois réglées par le temps et la distance ou que la législation pouvait fixer. Les prix du coton sur le Gange ou sur l’Amazone, du blé sur le plateau de l’Himalaya, ou dans le delta du Nil, ou dans l’Argentine, de ce matin, avec tous les facteurs de cours, de climat et de salaire, qui règlent le coût de leur production, sont immédiatement annoncés à midi à Liverpool, à la Nouvelle-Orléans, à Savannah, à Mobile, à Chicago et à New York. Elles envoient un tressaillement ou frisson à travers les plantations du Sud et les fermes de l’Ouest. Les agriculteurs d’Europe et d’Amérique se plaignent à juste titre de leur condition. Les populations rurales se ruent vers les grandes villes et augmentent considérablement les difficultés des municipalités. Les capitalistes s’efforcent de former des unions qui flotteront avec la marée ou lutteront contre elle, tandis que les organisations ouvrières essaient, avec un succès limité, de créer une situation qu’elles croient être la meilleure pour elles-mêmes. Le progrès extraordinaire des cinquante dernières années, les révolutions qui ont été opérées par la vapeur, l’électricité et l’invention, le rapport des forces agissant sur un côté du globe et

(P 446) produisant des effets instantanés sur l’autre, ont tellement changé les relations des peuples et des industries que le monde ne s’y est pas: encore adapté. On doit se confier aujourd’hui et demain sur l’instruction, de façon que l’intelligence suprême puisse faire sortir l’ordre du chaos…

« Il y a toujours eu des crises dans le monde. Elles ont été les efforts et les aspirations de l’humanité pour quelque chose de meilleur et de plus élevé, et ont en fin de compte abouti en quelque mouvement extraordinaire en faveur de la liberté. Ces révolutions ont été accompagnées de souffrances infinies, du massacre de millions de gens et de la dévastation de provinces et de royaumes. Les Croisades ont sorti l’Europe de l’esclavage du féodalisme, la Révolution française a brisé les chaînes des castes. Napoléon fut le guide et le prodigieux artisan, bien que d’une manière égoïste, du suffrage universel moderne et du gouvernement parlementaire moderne. L’aspiration de tous les siècles a été vers la liberté, vers toujours plus de liberté. On a toujours espéré que lorsque la liberté serait acquise, le bonheur et la paix universels régneraient. Les peuples de langue anglaise se sont assuré la liberté dans son sens le plus large et le plus complet, cette liberté où les gens sont leurs propres gouverneurs, législateurs et maîtres. Le paradoxe dans tout cela est qu’avec la liberté que nous tenons tous comme étant notre plus grande bénédiction, est venu un mécontentement plus grand que celui que le monde ait jamais connu. Le mouvement socialiste en Allemagne augmente de cent mille voix il y a dix ans à quelques millions de voix en 1894. Les éléments républicains en France deviennent plus radicaux et plus menaçants de mois en mois. Les troubles agraires et ouvriers de la Grande-Bretagne sont au-dessus de toute capacité de ses hommes d’état pour être surmontées sauf par des expédients au jour le jour. Il y a eu à Chicago une émeute anarchiste, et seule la valeur disciplinée d’un petit corps de police sauva la grande ville des horreurs du pillage et de la mise à sac. Un seul homme a créé en peu de mois une organisation des employés de chemin de fer, si puissante que sur son ordre, vingt millions de personnes furent paralysées dans leurs industries et leurs mouvements, et tous les éléments qui constituent le soutien des communautés temporairement suspendus. Le soulèvement fut si puissant que deux gouverneurs démissionnèrent et le Maire de notre métropole occidentale prit ses ordres auprès du conducteur de la révolte. Seul,

(P 447) le bras puissant du gouvernement fédéral empêcha des pertes industrielles et commerciales d’une importance considérable.

« Un autre des paradoxes de notre quart de siècle est que chaque artisan et chaque ouvrier spécialisé, que le travailleur de n’importe quel secteur aujourd’hui, reçoit pour moins d’heures de travail vingt-cinq pour cent, et en de nombreux cas cinquante pour cent, de plus qu’il ne le faisait il y a trente ans. Tout en recevant ainsi un tiers de plus qu’il ne le faisait il y a trente ans, son dollar lui permettra d’acheter deux fois plus de vêtements et de nourriture qu’il y a trente ans. On pourrait penser que le travailleur devrait être suprêmement heureux quand il compare le passé avec le présent, et qu’après avoir fait face à ses besoins, il devrait pouvoir déposer à la Caisse d’épargne le fonds qui ferait rapidement de lui un capitaliste. Et pourtant, il éprouve un mécontentement que son père, il y a trente ans, avec un salaire égal au tiers du sien et son dollar lui permettant d’acheter la moitié de ce que lui achète, n’a jamais connu. Tout ceci vient de l’instruction ! ».

[M. Depew ne tient pas compte du fait qu’il y a trente ans, il y avait abondance de travail. La production de l’habileté humaine et du muscle étant, très inférieure à la demande, les hommes étaient poussés à faire « double poste » sur les chemins de fer aussi bien que dans les filatures et les usines, tandis que des émigrants vinrent également par millions et trouvèrent rapidement du travail. Mais à présent la production du travail excède de beaucoup et en tous sens la demande, à cause des machines. Maintenant, bien que les salaires ne soient pas mauvais, le peuple, les masses, ne peuvent s’assurer une offre et un emploi fermes pour leurs services, et inévitablement, les salaires baissent].

« Nous sommes en train de mener les batailles non seulement d’aujourd’hui, mais pour toujours ; nous sommes en train de développer ce pays non seulement pour nous-mêmes mais pour la postérité. Nous avons vaincu l’esclavage, nous avons extirpé la polygamie, et notre seul ennemi qui demeure, c’est l’ignorance.

[Pourtant, si la destruction partielle de l’ignorance par l’instruction a apporté tout le mécontentement et tous les maux énumérés plus haut, combien plus une instruction complète coûterait d’anarchie et de terrible tribulation ! M. Depew déclare qu’il ne

(P 448) discute pas ici du remède à tous ces maux et à ce mécontentement, mais sans doute aurait-il été content de le faire s’il connaissait un remède : ici, il déclare qu’on y remédiera « d’une manière ou d’une autre », ce qui est une admission tacite qu’il ne connaît aucun remède spécifique à suggérer].

« Les gens qui sont mécontents sont les gouverneurs et les dirigeants ; ils doivent résoudre leurs propres problèmes. Ils peuvent élire leurs propres Congrès et présidents. Ils ne peuvent se révolter contre eux-mêmes ni se couper la gorge. Tôt ou tard, et d’une manière ou d’une autre, ils résoudront leurs problèmes, mais ce sera par la loi et au moyen de la loi. Ce sera par des méthodes destructives ou constructives.

« La question se pose naturellement : « Avec toute la prospérité et le progrès du monde, pourquoi ce mécontentement ? ». La rapidité des inventions et les moyens offerts par l’électricité et la vapeur ont, dans ces vingt-cinq dernières années, détruit 60 % du capital dans le monde et jeté 40 % de ses travailleurs au chômage. La machine au triple rendement, l’invention d’un nouveau moteur, le redoublement des forces par une nouvelle application des machines rendent inutiles toutes les vieilles machines. Plus encore, elles forcent l’artisan capable qui perd l’outil avec lequel il gagnait sa vie et qui est désormais inutilisable, à retomber dans la masse immense des ouvriers ordinaires. En même temps, ces mêmes forces qui ont ainsi détruit la plus grande partie des valeurs et mis au chômage tant de gens, ont créé de nouvelles conditions qui ont augmenté d’une manière incalculable la richesse du monde et les moyens pour ses gens de mieux vivre, de jouir de plus de confort et de bonheur. Seulement, pour jouir de ces occasions favorables, de ce confort et de ce bonheur, une meilleure instruction devient nécessaire ».

Il est de toute évidence que M. Depew est bien informé des questions concernant le travail et qu’il a fait une étude des conditions qui ont conduit à l’ordre de choses auquel le monde a à faire face maintenant. Mais quel remède offre-t-il ? Ce n’est peut-être que par convenance et par complaisance que ce gentleman fut amené, en s’adressant à une classe de collège universitaire, à suggérer que l’ignorance est l’« ennemi » qui occasionne les maux actuels et menace l’avenir.

(P 449) Pourtant, mieux que personne, M. Depew sait que rien ne prouve que l’instruction soit un remède. Très peu des millionnaires d’aujourd’hui ont reçu une instruction de collège. Cornelius Vanderbilt était sans instruction, un passeur, dont le sens inné et pénétrant des affaires le guida vers la fortune. Il prévit l’accroissement des voyages, et plaça de l’argent dans les navires à vapeur et les chemins de fer. Le premier John Jacob Astor était sans instruction, négociant en fourrures et en peaux. Prévoyant la croissance de New York City, il plaça son argent dans les immeubles et posa ainsi les fondements des richesses de la génération actuelle des Astors.

La liste suivante des millionnaires américains qui ont donné un million de dollars ou plus à des collèges univer­sitaires, a fait le tour de la presse accompagné du commentaire que pas un de ces hommes riches et intelligents n’avait jamais reçu une instruction de collège :

« Steph•en Girard, au Collège Girard : $ 8 000 000 ; John D. Rockefeller, à l’Université de Chicago : $ 7 000 000 ; George Peabody, à diverses fondations : $ 6 000 000 ; Leland Standford, à l’Université Standford : $ 5 000 000 ; Asa Packer, à l’Université Lehigh : $ 3 500 000 ; Paul Tulane, à l’Université Tulane (New Orléans) : $ 2 500 000 ; Isaac Rich, à l’Université de Boston : $ 2 000 000 ; Jonas G. Clark, à l’Université Clark à Worcester (Mass.) : $ 2 000 000 ; les Vanderbilts, à l’Université Vanderbilt : au moins $ 1 775000 ; James Lick, à l’Université de Californie : $ 1 600 000 ; John C. Green, à Princeton : $ 1 500 000 ; William C. DePauw, à Asbury, maintenant Université Depauw : $ 1 500 000 ; A. J. Drexel, à l’Ecole industrielle Drexel : $ 1 500 000 ; Leonard Case, à l’Ecole des Sciences Appliquées de Cleveland : $ 1 500 000 ; Peter Cooper, à l’Union Cooper : $ 1 200 000 ; Ezra Cornell et Henry W. Sage, à l’Université Cornell : chacun $ 1 100 000 ; Charles Pratt, à l’Institut Pratt de Brooklyn : $ 2 700 000 ».

Comme pour prouver l’exception à cette règle, M. Seth Low, diplômé et Président de Collège universitaire, à un moment donné fit don d’un million de dollars au Collège de Columbia pour une bibliothèque.

Bien qu’une instruction donnée par un collège soit précieuse, elle ne constitue pas

(P 450) du tout un remède aux conditions actuelles. En fait, si, en Europe et en Amérique, chaque homme était un diplômé de collège universitaire aujourd’hui, les conditions seraient pires, au lieu d’être meilleures, qu’elles ne le sont maintenant. M. Depew admet ceci dans la citation faite plus haut, lorsqu’il dit que l’artisan « éprouve un mécontentement que son père, il y trente ans, avec un salaire égal au tiers du sien et son dollar lui permettant d’acheter la moitié de ce que lui achète, n’a jamais connu. « Tout ceci vient de l’instruction». Oui, vraiment, et plus l’instruction est générale, plus général est le mécontentement. L’instruction est excellente et doit être grandement désirée, mais elle ne constitue pas le remède. S’il est vrai que certains hommes droits et nobles ont été riches, il est également vrai que certains des hommes les plus dépravés ont été des hommes instruits et que certains des hommes les plus saints ont été des « ignorants », tels les Apôtres. Plus un homme méchant a d’instruction, et plus grand est son mécontentement, et plus grand est son pouvoir de faire le mal_ Le monde a besoin de cœurs nouveaux — « Crée-moi un cœur pur, ô Dieu ! et renouvelle au dedans de moi un esprit droit ! » (Ps. 51 : 10 — D.). La prophétie déclare ainsi de quoi le monde a besoin, et la démonstration sera faite sous peu qu’il faut beaucoup plus que l’instruction et l’intelligence polir obtenir le bonheur et la paix, et à la fin, cela sera reconnu d’une manière générale. « La piété avec le contentement est un grand gain » ; et ce n’est que si ce fondement est posé que l’instruction peut être la garantie d’une grande bénédiction. Les cœurs égoïstes et l’esprit du monde sont en désaccord avec l’esprit d’amour, et aucun compromis ne sera utile. L’instruction, « l’augmentation de la connaissance » parmi les masses est en train d’amener la crise sociale et son ultime résultat, l’anarchie.

INTERVIEW DE L’ÉVÊQUE WORTHINGTON

Alors que l’Évêque Worthington se rendait à une convocation de l’Église protestante épiscopale dans la ville de New York, un journaliste recueillit son opinion concernant l’agitation sociale

(P 451) et la publia dans la presse le 25 octobre 1896a Voici ce qu’aurait dit l’évêque :

« La difficulté que nous avons avec les fermiers, vient, dans mon jugement, de ce que nous avons poussé beaucoup trop loin notre système d’enseignement gratuit. Naturellement, je sais que cette opinion sera considérée comme un peu d’hérésie, mais cependant j’y crois. Les fils d’agriculteurs — un grand nombre d’entre eux — qui n’ont absolument aucune capacité pour s’élever, goûtent à l’instruction et continuent. Ils n’arriveront jamais à rien ­c’est-à-dire beaucoup d’entre eux — et ils deviennent mécontents de suivre la carrière à laquelle Dieu les avait destinés, et ils vont à la dérive dans les villes. C’est la sur-instruction » de ceux qui ne sont pas qualifiés pour la recevoir qui emplit nos villes tandis que les fermes restent inactives ».

L’évêque manifeste un point de vue opposé à celui que soutient M. Depew. Il s’accorde mieux avec le Directeur général de l’Instruction en Russie dont nous avons déjà rapporté la déclaration contre l’instruction des classes les plus pauvres. Nous sommes d’accord avec les deux quant au fait que, d’une manière générale, l’instruction développe les ambitions et l’incessant mécontentement. Pourtant, l’évêque admettra sûrement que les choses sont déjà allées trop loin, dans ce pays de liberté et d’instruction, pour espérer supprimer le mécontentement naissant en éteignant la lampe de la connaissance. Bons ou mauvais, l’instruction et le mécontentement sont présents et ne peuvent être et ne seront pas oubliés.

LA RÉPLIQUE DE L’HON. W. J. BRYAN

A savoir si la suggestion de l’évêque est juste, nous laissons le soin d’y répondre à M. W. J. Bryan, en citant ce qui suit de sa réplique rapportée dans la presse :

« Parler de la sur-instruction des fils de fermiers et attribuer les difficultés qui nous entourent aujourd’hui à la sur-instruction est, à mon esprit, l’une des choses les plus cruelles qu’un homme ait jamais pu exprimer. Quelle idée de dire que des fils de fermiers qui ne sont pas capables de s’élever, prennent goût à l’instruction et en jouissent tant qu’ils le conservent et deviennent mécontents de la ferme et vont à la dérive dans

(P 452) les villes ! Quelle idée de dire qu’il y a sur-instruction parmi les fils de nos fermiers ! Mes amis, savez-vous ce que signifie ce langage ? Il signifie le contraire du progrès de la civilisation et un retour vers les siècles des ténèbres.

Comment pouvez-vous dire lequel des fils de fermiers va se révéler être un grand homme avant que vous ne les ayez tous instruits ? Devons-nous choisir une commission pour enquêter et trier ceux qui doivent être cultivés ?

Ah, mes amis, c’est pour une autre raison que les gens sont venus dans les villes et ont quitté les fermes. C’est parce que la législation a provoqué la forclusion des hypothèques sur les fermiers et leurs fermes. C’est parce que votre législation a fait la vie du fermier plus pénible. pour lui ; c’est parce que les classes des non-producteurs font les lois et rendent la spéculation sur les produits. de la ferme plus profitable que leur production.

Quelle idée de rejeter la responsabilité de la condition actuelle sur les fermiers ! Quelle idée de suggérer comme. remède la fermeture des écoles afin que les gens ne puissent pas devenir mécontents ! Eh bien, mes amis, il y aura mécontentement aussi longtemps qu’existera la cause du. mécontentement. Au lieu d’essayer’ d’empêcher les gens de se rendre compte de leur condition, pourquoi ces critiques n’essaient-ils pas d’améliorer la condition des fermiers de ce pays ? ».

Un journal anglais, The Rock, demanda à être éclairé sur ce sujet, mais n’a obtenu aucune lumière. Nous citons :

A travers le monde, une grande agitation, des conflits d’intérêts, et des courants contraires maintiennent l’humanité civilisée dans un perpétuel état d’excitation. La tension des nerfs et de l’esprit devient plus intense presque de semaine en semaine ; à de brefs intervalles, quelque événement sensationnel secoue le monde politique et commercial d’une force sismique, et les hommes se rendent compte quels éléments accumulés de désastre se cachent sous la surface de la société. Tandis qu’ils s’efforcent de modifier le cours de ces forces, des politiciens admettent franchement qu’ils ne peuvent les dominer complètement ou en prédire les résultats.

« Dans la confusion des théories, propositions, expériences et prophéties sans fin, les plus grands penseurs sont d’accord sur deux points. D’une part, ils discernent l’imminence d’une grande catastrophe qui bouleversera le monde entier et

(P 453) ébranlera la structure actuelle de la vie politique et sociale, les forces de destruction devant s’épuiser elles-mêmes avant que les forces formatives puissent reconstruire l’édifice social sur des fondations plus sûres. D’autre part, ils conviennent que jamais des nations n’ont soupiré après la paix, ou n’ont vu plus clairement le devoir et les avantages de cultiver l’unité et la concorde fraternelle qu’à l’heure actuelle ».

Il en est de même à travers le monde entier civilisé. Tous les gens intelligents voient le dilemme plus ou moins clairement, mais peu ont quelque chose à suggérer comme remède. Pas tous cependant : certaines personnes bien intentionnées pensent qu’elles peuvent résoudre le problème, mais seulement parce qu’elles n’arrivent pas à percevoir clairement la situation devant leur optique mentale. Nous examinons cette optique dans un prochain chapitre.

LA DÉCLARATION DE M. BELLAMY SUR LA SITUATION

On lira avec intérêt l’extrait suivant d’un discours prononcé par M. Edward Bellamy à Boston. Il déclara :

« Si vous voulez avoir une claire conception de l’absurdité économique du système fondé sur la concurrence dans l’industrie, considérez simplement le fait que sa seule méthode d’améliorer la qualité ou d’abaisser le prix des marchandises, c’est d’en exagérer la production. En d’autres termes, le bon marché ne peut, dans la concurrence, être obtenu que par la surproduction et le gaspillage de l’effort. Cependant, des choses qui sont produites en gaspillant l’effort sont en réalité chères, quelle que soit leur appellation. En conséquence, des marchandises produites dans la concurrence ne peuvent être à bon marché qu’en les faisant chères. Telle est la reductio ad absurdum. C’est un fait souvent réel que les marchandises que nous payons le moins cher sont, en fin de compte, les plus coûteuses à la nation, à cause de la concurrence ruineuse qui empêche les prix de monter. Tout gaspillage doit, à la fin, signifier de la perte, et c’est pourquoi une fois tous les sept ans environ, le pays doit aller à la faillite, résultat d’un système qui oblige trois hommes à, se battre pour se disputer un travail qu’un seul homme pourrait faire.

Parler de la très grande injustice morale de la concurrence serait entrer dans un sujet trop vaste pour cette fois, et je fais seulement allusion en passant à un seul aspect de notre système industriel actuel,

(P 454) dans lequel il serait difficile de dire si c’est l’inhumanité ou l’absurdité économique qui a prédominé, je veux parler de la manière grotesque avec laquelle est répartie la charge du travail. Le gang-recruteur industriel vole le berceau et la tombe, enlève la femme et la mère du foyer domestique, et le vieillard du coin de la cheminée, pendant que dans le même temps, des centaines de milliers d’hommes robustes remplissent le pays de leurs clameurs pour revendiquer du travail. Les femmes et les enfants sont livrés aux surveillants, tandis que les hommes ne trouvent rien à faire. Il n’y a pas . de travail pour les pères, mais il y en a beaucoup pour les jeunes enfants.

Quel est donc le secret de cette alarme à propos du jugement prochain d’un système dans, lequel rien ne peut être fait convenablement sans le faire deux fois, qui ne peut faire aucune affaire sans exagération, qui ne peut rien produire sans surproduction, qui, dans un pays rempli de besoins, ne peut pas trouver d’emploi pour des mains habiles et impatientes, et finalement qui ne peut seulement avancer qu’au prix d’un écroulement total après quelques années, suivi d’une convalescence languissante ?

Lorsqu’un peuple pleure son mauvais roi, il faut en conclure que l’héritier au trône est encore plus mauvais. En fait, cela paraît être l’explication de la détresse actuelle concernant le déclin du système de concurrence. C’est parce que l’on craint d’aller de mal en pis, que l’on craint que le petit doigt de l’association ne soit plus épais que les reins de la concurrence, et que si le dernier système a châtié les gens avec des fouets, les Trusts pourraient les châtier avec des scorpions. A l’instar des enfants d’Israël dans le désert, ce péril nouveau et étrange amène les craintifs à soupirer après le spectre de fer du Pharaon. Voyons si, dans ce cas, il n’y a pas également une terre promise dont la perspective pourrait encourager des cœurs défaillants.

« Demandons-nous d’abord si un retour à l’ancien ordre de choses, le système de la libre concurrence, est possible. Un bref examen des causes qui ont conduit au mouvement mondial actuel en faveur de la substitution de l’association en affaires au lieu de la concurrence, convaincra sûrement qui que ce soit que, de toutes les révolutions, celle-ci est celle qui a le moins de chances de revenir en arrière. Elle est le résultat de l’efficacité accrue de capitaux très élevés, qui est la conséquence des inventions de la dernière génération et de la génération actuelle. Aux époques antérieures,

(P 455) le volume et le champ d’action des entreprises commerciales étaient soumis à des restrictions naturelles. Il y avait des limites au montant du capital qui pouvait être employé d’une façon avantageuse par une seule direction. Aujourd’hui, il n’y a aucune limite au champ d’action de n’importe quelle entreprise commerciale, sauf les confins de la terre ; de plus, il n’y a non seulement aucune limite au montant du capital qui peut être employé par une seule affaire, mais il y a efficacité et sécurité accrues de l’entreprise proportionnellement au montant du capital qu’elle possède. Les conditions économiques dans la gestion qui résultent de l’unification, aussi bien que la domination du marché qui résulte du monopole d’une denrée, sont également de solides raisons commerciales pour l’avènement du Trust. On ne doit pas supposer, cependant, que le principe de l’association (« combination ») n’a été étendu qu’aux affaires qui s’appellent des Trusts. Ce serait là sous-estimer grandement le mouvement. Il existe de nombreuses formes d’association moins fermées que le Trust, et il y a maintenant comparativement peu d’affaires qui soient dirigées sans une certaine entente ressemblant à une association avec ses concurrents d’hier, association qui tend constamment à devenir plus étroite.

« A partir du moment où ces nouvelles conditions ont commencé à prévaloir, les petites entreprises ont commencé à disparaître devant les plus grandes ; le processus n’a pas été aussi rapide que se l’imaginent les gens dont l’attention n’a été attirée sur ce point que récemment. Durant ces vingt dernières années, les grandes sociétés ont mené une guerre d’extermination contre la multitude des petites entreprises industrielles qui sont les globules rouges du sang d’un système de libre concurrence ; le déclin de ces petites entreprises entraîne la mort du système. Pendant que les économistes ont sagement discuté la question de savoir si oui ou non nous pouvions nous passer du principe de l’initiative individuelle dans les affaires, ce principe a disparu et appartient désormais à l’histoire. Sauf dans quelques coins obscurs du monde des affaires, il n’y a à présent aucune occasion favorable pour l’initiative individuelle en affaires à moins d’être appuyé par un gros capital, et l’importance du capital nécessaire croît rapidement. Pendant ce temps, le même accroissement dans l’efficacité de capitaux énormes, qui a détruit les petites entreprises, a réduit les géants qui les avaient détruits à la nécessité de faire des arrangements les uns avec les autres. De même que dans la race future comme se l’imaginait Bulwer Lytton, les gens de Vril-ya durent renoncer à la guerre parce que leurs armes devenaient si destructrices qu’elles

(P 456) les menaçaient d’un anéantissement mutuel, ainsi le monde moderne des affaires trouve que l’augmentation en extension et en puissance des organisations du capital réclame la suppression de la concurrence entre ses membres par instinct de conservation.

« Le premier grand groupe des entreprises commerciales qui adopta le principe d’association au lieu de celui de la concurrence, rendit indispensable pour tous les autres groupes un peu plus tôt ou un peu plus tard à faire de même ou à périr. En effet, de même que la corporation est plus puissante que l’individu, ainsi le syndicat surpasse la corporation. L’action des gouvernements pour enrayer cette nécessité logique de l’évolution économique ne peut produire rien de plus que des remous dans un courant que rien ne peut arrêter. Chaque semaine voit quelque nouvelle zone de ce qui fut autrefois la grande mer ouverte de la concurrence où des aventuriers des affaires avaient coutume de voyager avec un petit capital en plus de leur courage, et rentraient chargés ; chaque semaine voit maintenant de cette mer jadis ouverte •quelque nouvelle zone fermée, endiguée, et transformée en vivier d’un syndicat. Ce n’est certainement pas risquer une déclaration totalement téméraire que de dire que, d’après l’apparence des choses, la consolidation substantielle des divers groupes industriels dans le pays, sous quelques vingtaines de grands syndicats, sera vraisemblablement achevée en moins de quinze ans (1889-1905).

« Un changement économique aussi grand que celui qui consiste à prendre la direction des industries du pays des mains du peuple pour la concentrer sous l’administration de quelques grands Trusts, ne pouvait pas, bien entendu, avoir lieu sans soulever une importante réaction sociale ; et cette réaction va toucher particulièrement ce qu’on appelle la classe moyenne. Ce n’est plus désormais simplement une question pour les pauvres et les ignorants de savoir ce qu’ils doivent faire avec leur travail, mais pour les gens instruits et aisés, également, de savoir où trouver à faire des affaires et dans quelles affaires placer leur argent. Cette difficulté ne peut manquer de croître, au fur et à mesure qu’une zone après l’autre du champ de libre concurrence d’autrefois est entourée par un nouveau syndicat. La classe moyenne, la classe commerçante, se trouve changée en une classe prolétarienne.

« Il n’est pas difficile de prévoir l’issue finale de la concentration de l’industrie si celle-ci se fait dans les conditions indiquées à présent. Éventuellement, et dans une période pas très éloignée, la société doit être partagée en quelques centaines de familles

(P 457) prodigieusement riches d’une part, une classe professionnelle dépendant de leur faveur mais exclue de toute égalité avec elles et réduite à l’état de laquais d’autre part, et, en dessous, une immense population d’ouvriers et d’ouvrières, absolument sans espoir d’améliorer une condition qui, d’année en année, sombrera de plus en plus désespérément dans le servage. Ce n’est pas un tableau agréable, mais je suis sûr que ce n’est pas un exposé exagéré des conséquences sociales du système des syndics ».

M. Bellamy suggère le nationalisme comme le remède à tous ces maux. Nous examinerons cela plus tard.

L’OPINION DU RÉV. DR. EDWARD MC GLYNN

On se souviendra qu’il y a quelques années, M. McGlynn entra en conflit avec ses supérieurs ecclésiastiques de l’église catholique romaine, parce qu’il soutenait la théorie de la Réforme du Travail, et en particulier celle de l’Impôt unique. Bien que réconcilié avec l’Église de Rome, il demeura un partisan de cet impôt. Nous donnons les extraits suivants, tirés d’un de ses articles dans le Donahoe’s Magazine (Boston, juillet 1895). Comme introduction à son sujet « Empêchons les grosses fortunes, et dressons l’étendard des Travailleurs », il dit :

« Il est possible pour des hommes de faire honnêtement (selon l’idée que se fait à présent le monde de l’honnêteté, dans les affaires) des fortunes telles qu’en possèdent les Vanderbiits, ou les Astors, et qui s’élèvent à des centaines de millions. Ce n’est pas parce que ces gens sont malhonnêtes que leurs fortunes augmentent, mais parce que les dirigeants du peuple sont soit des ignorants soit des indifférents qui ne surveillent pas les voies par lesquelles la richesse s’écoule du travailleur individuel au trésor public. C’est le mécanisme de distribution qui est en défaut. Quand, donc, le travail a apporté sa contribution journalière pour entretenir le monde, si l’on étudie avec soin le sort de cette contribution, depuis le moment où l’ouvrier touche la matière première qu’il doit convertir en richesse jusqu’au moment où le produit fini est placé entre les mains de l’usager, on verra que ceux qui font des fortunes colossales, ont sous le couvert de la loi et des coutumes, pris

(P 458) possession de chaque point important de la marche de cette contribution, et qu’au lieu de faire tomber la richesse dans la trésorerie des masses populaires, ils la font tomber dans la leur ».

Le Dr McGlynn recommande qu’en cherchant à expliquer les grosses fortunes et les bas salaires, on étudie avec soin trois choses principales : (1) les terres et d’autres libéralités naturelles sur lesquelles l’homme exerce ses facultés ; (2) les moyens de transport ; et (3) l’argent, le moyen qui facilite les échanges de produits. On trouvera, dit-il, que les gens ont été indifférents quant à ces points auxquels les amasseurs d’argent sont, eux, très attentifs. Nous citons :

« S’emparer de ces richesses naturelles, les monopoliser sous le couvert de la loi et des coutumes et faire payer d’avance tous les hommes pour le privilège de s’en servir, tel a toujours été le but des amasseurs d’argent. C’est chose facile que de faire fortune de cent millions lorsque vous pouvez imposer pour deux ou trois décades les millions de gens qui doivent acheter le pain et la viande, le bois et le charbon, le coton et la laine, lesquels proviennent tous de la terre. C’est ce qui a été fait directement dans les pays européens où, comme en Grande-Bretagne et en Irlande, des millions d’acres ont été saisis par quelques-uns sous le couvert de la loi, et où, ensuite, les gens ont été obligés de payer d’abord pour se rendre à cette terre, puis pour obtenir la permission de continuer à y travailler.

La même chose s’est produite ici, dans ce pays, d’une manière indirecte, lorsque des millions d’acres furent donnés aux grands chemins de fer, et que des capitalistes purent en saisir d’autres millions par divers subterfuges, le tout devant être solidement conservé jusqu’à la marée de l’immigration qui fit monter des propriétés à des prix inouïs ; alors, elles furent liquidées à des taux qui firent des millionnaires dans ce pays et en Europe aussi communément que des chevaliers en Angleterre. Les lecteurs de journaux sont bien au courant de la carrière et des méthodes des barons du charbon de la Pennsylvanie et d’ailleurs qui s’emparèrent des grandes régions houillères sous le couvert de la loi, et ont pendant quarante années, levé tribut sur les consommateurs et sur les mineurs

(P 459) également, par tous les stratagèmes que l’ingéniosité humaine pourrait inventer sans aucun souci de la justice…

De même que cette minorité détient la domination, presque l’absolue domination des richesses naturelles, ainsi a-t-elle la haute main sur les moyens de transport dans un pays. On saisit mieux cela en disant que la société ne peut pas progresser si elle ne peut échanger convenablement ses denrées ; pour que la civilisation puisse progresser, il faut que les hommes aient les plus grandes facilités d’échanger le travail de leurs mains… La facilité de transport est donc, du point de vue vital, aussi nécessaire aux travailleurs que la facilité de se procurer les richesses naturelles ; comme tous les hommes sont des travailleurs dans le vrai sens du mot, la minorité qui s’est chargée elle-même des facilités de transport d’une nation devient incroyablement riche dans le temps le plus bref, parce qu’elle impose plus complètement et d’une manière plus absolue chaque être humain qui se trouve sous sa juridiction que ne le fait le gouvernement lui-même.

Les Vanderbilts sont peut-être, aujourd’hui, riches d’un tiers de milliard. Comment l’ont-ils acquis ? Par un dur labeur ? Non. En usant des privilèges qui leur ont été stupidement accordés par le peuple stupide : le droit de passer sur l’État de New York ; le droit de fixer quels tarifs de transport et de voyage, les citoyens de la ville doivent payer pour se servir de leurs propres routes ; le droit d’être en possession d’immenses domaines de l’État comme s’ils étaient une création de leurs mains… On ne devrait permettre à aucun individu ou à une société d’amasser des milliards grâce à ces propriétés publiques…
On peut en dire autant du moyen d’échange, l’argent.

Ici encore, le monde semble ne rien comprendre quant aux principes élémentaires de ce problème’; seuls les prêteurs ont des principes fixes et profitables qui leur permettent d’imposer tout être humain qui se sert de l’argent, pour qu’il puisse s’en servir et pour qu’il puisse continuer à le faire. Ils se sont placés d’eux-mêmes entre les hommes et le moyen d’échange, exactement comme d’autres se sont placés d’eux-mêmes entre les hommes et les richesses naturelles, entre les hommes et les facilités de transporter des denrées au marché. Comment peuvent-ils s’empêcher de gagner des millions ainsi que l’ont fait les Rothschilds, encore une fois des millions qui devraient passer pour une grande part dans la caisse de la communauté ? ».

Le Dr McGlynn résume ainsi ses conclusions :

(P 460)

« L’organisation est utile pour soutenir le prix de la main-d’œuvre, pour obtenir une saine législation, pour forcer les employeurs à loger convenablement leurs ouvriers, les propriétaires à fournir de bons logements et ainsi de suite ; mais la racine de toutes nos difficultés, l’explication de nos conditions sociales inégales, et la cause de nos grosses fortunes et de nos bas salaires, doivent être trouvées dans l’indifférence générale à l’égard des trois choses nécessaires à la vie sociale et civilisée. Avant de pouvoir élever les salaires d’une manière permanente, de rendre les fortunes de Vanderbilt et de Carnegie aussi impossibles qu’elles sont superflues, nous devons apprendre comment empêcher les richesses naturelles, les moyens d’échange, et l’agent d’échange d’être imposés par les spéculateurs, de subir leur intervention, leur tyrannie ».

Le remède du Dr McGlynn est un « Impôt unique » que nous allons examiner dans le chapitre suivant. Il est à propos, toutefois, que nous appelions l’attention sur le fait que les Astors et les Vanderbilts ont gagné leur fortune sous les mêmes lois qui régissaient leurs concitoyens, et que ces lois ont été jusqu’ici estimées les lois les plus justes et les plus équitables que le monde ait jamais connues. On doit remarquer également que les millions de Vanderbilt ont été gagnés relativement à un grand service public et au grand bénéfice du public, bien que ce fût inspiré par l’intérêt personnel et non par l’intérêt du bien-être public. Le point important qu’on doit remarquer c’est que la science et l’invention ont opéré dans l’équilibre social, une révolution complète par laquelle à la fois le cerveau et le muscle sont dévalués par la possession de terres, de machines, de richesses. Un nouveau code de lois convenablement établi, adapté aux nouvelles conditions, est rendu nécessaire. Mais c’est ici que se trouve la difficulté : une adaptation satisfaisante ne peut être faite parce que ni l’une ni l’autre des parties intéressées — le Capital et le Travail — ne veut adopter un point de vue modéré, raisonnable de la situation. On peut dire, en vérité, que ni l’une ni l’autre ne peut discerner droitement la question parce que toutes deux sont gouvernées par l’égoïsme, lequel, en général, est aveugle sur l’équité jusqu’à ce qu’il soit forcé de la voir. Les nouvelles conditions exigent un rajustement des affaires sur le fondement de l’amour ;

(P 461) or, cette qualité n’étant possédée que par une petite minorité dans chacune des parties en controverse, il s’ensuit que la détresse viendra ; non seulement elle renversera le présent ordre social basé sur l’égoïsme, mais elle préparera par l’expérience toutes les classes à apprécier le nouvel ordre social, les « nouveaux cieux et la nouvelle terre » qui doivent être établis sous la domination du Messie.

L’OPINION DU PROFESSEUR W. GRAHAM

Un autre auteur, le Prof. W. Graham, dans The Nineteenth Century de février 1895, discutait la question sociale du point de vue connu en Angleterre sous le nom de « Collectivisme », c’est-à-dire la doctrine selon laquelle c’est lé peuple, comme un tout, qui devrait posséder ou avoir la haute main sur les matières premières et les moyens de production, doctrine opposée à l’individualisme. Le Prof. Graham conclut en disant que, puisqu’on ne peut supposer une transformation des coeurs humains, cette méthode ne pourrait être introduite qu’à un degré limité et après un temps long. Il dit :

« Cette doctrine est impraticable à moins que la nature humaine, dans son essence et ses désirs fondamentaux, inhérents pour l’éternité ou profondément enracinés à la suite de milliers d’années de lente évolution sociale tendant à les intensifier, soit simultanément changée dans la majorité des hommes par une sorte de, miracle général. Je crois, en outre, que si jamais on essayait d’établir dans ce pays quelque chose ressemblant au Collectivisme et dans sa plénitude, même par une majorité supposée dans quelque nouveau « Mad » Parlement représentant même une majorité de votants, il s’ensuivrait une forte résistance de la part de la minorité, laquelle dans l’hypothèse la plus hardie, ne peut jamais être une faible minorité ; cette doctrine rencontrerait de la résistance, parce qu’elle entraînerait nécessairement une confiscation aussi bien qu’une révolution politique ,économique et sociale. Si, en fin de compte, par un concours extraordinaire de chances, elle était momentanément établie, comme on le pourrait concevoir dans un pays comme la France qui a un grand penchant pour elle aussi bien que certains souvenirs du collectivisme, cela ne pourrait durer longtemps. On ne pourrait même pas la mettre en pratique, sauf d’une

(P 462) manière nominale, en raison de son impraticabilité inhérente ; d’un autre côté, si elle était appliquée en partie ou d’une manière nominale, elle ne tarderait pas (après le premier grand partage général dont les parts seraient vite dissipées sans compter le chaos général) à amener des maux comprenant la pauvreté pour toutes les classes, et une plus grande pauvreté que celle qui prévaut maintenant ».

Le Professeur se mettait en devoir de prouver l’exactitude de cette opinion, et demandait alors : le Collectivisme fonctionnerait-il d’une manière satisfaisante même s’il était établi un tant soit peu et mis en route ? Il répond par la négative. Il déclare :

« Il y aurait un relâchement d’effort partout, chez les inventeurs, les organisateurs, les contremaîtres, même dans la meilleure classe de travailleurs, s’ils n’étaient pas stimulés par une rémunération supplémentaire à déployer leurs plus grands et leurs meilleurs efforts ; en bref, si le stimulant actuel, énorme et de grande portée de l’intérêt personnel était enlevé ou sérieusement diminué, le résultat inévitable serait une production grandement réduite en quantité et inférieure en qualité. Il faudrait au moins donner des « primes d’encouragement en nature », et aussi longtemps que les hommes sont tels qu’ils sont et vraisemblablement tels qu’ils sont appelés à être, ils devraient être traités avec générosité. Autrement, ce serait la pauvreté générale et égale pour tous, et les ouvriers ordinaires n’auraient à opposer à leur pauvreté que la maigre satisfaction de voir que les classes riches autrefois ont été toutes forcées de la partager avec eux. »

Pour empêcher le déclin de la civilisation et un retour à la barbarie, continuait le Professeur, il serait bientôt nécessaire de réintroduire l’inégalité des salaires et l’entreprise privée. Graduellement, la concurrence, les emprunts privés, l’échange, l’intérêt, devraient être permis, et à la fin, on se rendrait compte que le nouveau système diffère bien peu de l’ordre actuel. Il concluait ainsi :

« Les choses seraient modifiées de plus en plus dans l’ancienne direction jusqu’à ce que, finalement, il y aurait l’inévitable contre-révolution, probablement sans une nouvelle guerre civile, que la classe gouvernante n’aurait pas le

(P 463) cœur de faire, en raison de la défaillance de ses partisans et de son propre fanatisme défaillant également. Il y aurait une grande restauration, non pas d’une dynastie, mais d’un Système social le vieux système basé sur la propriété privée, sur les contrats privés, qui a émergé, comme une lente évolution sous chaque civilisation, comme étant le système le mieux adapté à la nature humaine au sein d’une masse et qui est encore plus adapté et plus nécessaire sous les circonstances actuelles, physiques et sociales, de notre civilisation moderne complexe. »

Nous croyons que le collectivisme a déjà fait beaucoup pour les masses populaires : par exemple aux États-Unis, l’organisation de l’école publique, les organisations postales du monde civilisé, la propriété municipale des installations de distribution d’eau, etc., et nous pensons qu’on pourrait faire beaucoup plus encore dans ces domaines. Cependant, tous les gens raisonnables doivent approuver l’argument selon lequel, si l’on tranche le nerf de l’égoïsme qui fait agir le monde, en plaçant tous les hommes sur le même plan, une nouvelle puissance motrice (l’amour) serait nécessaire pour le remplacer, sinon les affaires du monde seraient soudain dans un état de stagnation : la paresse remplacerait l’activité, et la pauvreté et le besoin supplanteraient le confort et l’opulence.

Toutefois, nous exposons ces difficultés, non pas parce’ que nous possédons une théorie personnelle « brevetée » à soutenir, mais pour que ceux qui recherchent la sagesse qui vient d’en-haut, par la Bible, puissent voir le plus clairement possible l’impuissance du genre humain dans la crise actuelle, et qu’ils puissent avec la plus grande confiance et la plus grande fermeté s’appuyer par la foi sur l’Éternel et sur le remède qu’il appliquera au temps convenable.

L’OPINION D’UN MEMBRE DE LA COUR SUPRÊME

Le magistrat Henry B. Brown, s’adressant aux étudiants en droit du Collège universitaire de Yale, prit comme thème « Le vingtième siècle ». Il fit ressortir que les changements du vingtième siècle promettent d’être sociaux plutôt

(P 464) que politiques ou légaux, et il nomma alors les trois plus grands périls qui menacent l’avenir immédiat des États-Unis : (1) La corruption municipale, (2) L’avidité des corporations, et (3) La tyrannie du Travail. Entre autres choses, il déclara :

« Il n’y a probablement aucun pays dans le monde dans lequel l’influence de la fortune soit plus puissante que dans ce pays-ci, et dans aucune autre période de notre histoire où elle ait été plus puissante que maintenant. Les populaces ne sont jamais logiques, et sont portées naturellement à s’emparer de prétextes plutôt que de raisons pour assouvir leur vengeance sur des classes entières de la société. Il n’y eut probablement jamais une excuse plus insignifiante pour faire une émeute que la grève sympathique de l’été dernier [18951, mais derrière elle, il y avait de réels motifs de plainte. Si la fortune ne veut pas respecter les règles ordinaires de l’honnêteté dans l’usage de sa puissance, il n’y aura aucune raison d’espérer la modération ou le discernement de la part de ceux qui résistent à ses empiétements.

J’ai parlé de l’avidité des corporations comme d’une autre source de péril pour l’État, La facilité avec laquelle on obtient des chartes a provoqué de grands abus. Des corporations sont formées sous les lois d’un certain Etat dans le seul but de faire des affaires dans un autre, et l’on construit des chemins de fer en Californie sous des chartes qui sont accordées par les États à l’est du Mississipi, dans le dessein de transférer leurs litiges aux tribunaux fédéraux. Les plus grandes escroqueries sont perpétrées dans la construction de telles voies par les directeurs eux-mêmes, sous le couvert d’une société de construction, autre « corporation », à laquelle vont toutes les obligations, les hypothèques et autres garanties, sans s’inquiéter du coût réel de la voie. La voie est équipée de la même manière par une autre « corporation », formée de directeurs, qui achète le matériel de chemin de fer et le loue à bail à la voie, si bien que lorsque arrive l’inévitable forclusion, les actionnaires se rendent compte qu’ils ont été frustrés au profit des créanciers hypothécaires, et ceux-ci frustrés au profit des directeurs. La propriété ainsi acquise au mépris de l’honnêteté et de la moralité ne se trouve pas dans une position favorable pour invoquer l’aide protectrice de la loi.

Cependant, il y a pire que cela, savoir l’union des « corporations » dans de soi-disant trusts, en vue de limiter la production, supprimer la concurrence et détenir le monopole des choses nécessaires à la vie.

(P 465) Ceci a déjà été obtenu dans des proportions alarmantes, mais la proportion qui peut être atteinte, dès maintenant, est révolutionnaire. La vérité est que la législation tout entière concernant les sociétés (« corporations ») a besoin d’être sérieusement revue, mais la difficulté de susciter une action concurrente de la part des quarante-quatre États est apparemment insurmontable.

D’un secteur totalement différent provient le troisième et le plus immédiat péril sur lequel j’ai attiré votre attention, la tyrannie du travail. Il procède de l’incapacité de l’ouvrier de comprendre que les droits qu’il exige, il doit aussi les accorder. Les travailleurs peuvent défier les lois du pays, faire tomber sur leurs propres têtes leurs maisons et celles de leurs employeurs ; ils sont néanmoins dans l’impuissance de dominer les lois de la nature, cette grande loi de l’offre et de la demande, qui permet aux industries qui lui obéissent de naître, de prospérer pour un temps et de péricliter, et où tant le capital que le travail reçoivent leurs récompenses appropriées. »

Le Juge Brown ne voit aucun espoir de réconciliation entre le Capital et le Travail, étant un esprit trop logique pour supposer que des corps qui se meuvent dans des directions opposées puissent jamais se rejoindre. Il dit en outre :

« Le conflit entre eux se poursuit et augmente en âpreté depuis des milliers d’années, et un règlement paraît plus lointain que jamais. L’arbitrage obligatoire est une erreur de nom, une contradiction dans les termes. On pourrait aussi bien parler d’un aimable criminel ou d’une guerre amicale. Il est possible qu’on puisse trouver finalement un compromis sur la base d’une coopération ou d’une participation aux bénéfices dans laquelle chaque travailleur deviendra, dans une certaine mesure, un capitaliste. Peut-être qu’avec une instruction supérieure, une expérience plus étendue et une intelligence plus vive, le travailleur du vingtième siècle pourra atteindre le sommet de son ambition dans sa capacité de disposer entièrement du fruit de son labeur. »

En faisant allusion au malaise social provenant des maux suscités par les sociétés, il propose comme palliatif, mais non comme un remède, la propriété publique de ce qu’on appelle les « monopoles naturels ». Il pense que ces privilèges devraient revenir directement à l’État ou à la municipalité, plutôt

(P 466) que de voir des sociétés se concurrencer et se disputer à coups de pots-de-vin pour obtenir des franchises. Il déclare

« Il ne semble pas qu’il y ait une raison valable à ce que de telles franchises qu’on accorde soi-disant au bénéfice du public, ne soient pas exercées directement par ce public. Telle est, du moins, la tendance dans la législation moderne de presque tous les États hautement civilisés, sauf le nôtre. Ici, les grands intérêts des « corporations », en insistant publiquement sur les dangers du paternalisme et du socialisme, ont réussi à obtenir des franchises qui, en toute justice, appartiennent au public. »

Cet homme distingué exprime évidemment ses honnêtes convictions, en toute liberté, sa position de membre de la Cour suprême des États-Unis étant à vie., Il pouvait, par conséquent, suggérer (et il l’a probablement fait) tout ce qu’il sait en matière de remède aux conditions qu’il déplore. Mais quel est le secours temporaire suggéré ? Un article seulement du socialisme (la propriété publique des « monopoles nationaux ») que tous les hommes, à l’exception des banquiers et des actionnaires de sociétés, admettraient comme devant être temporairement bénéfique, rien de plus, et même cela, il semble en admettre l’accomplissement incertain tant est puissamment retranché le Capital.

« LA MÊLÉE SOCIALE » DE CLEMENCEAU

Le Rédacteur de La Justice (Paris) publiait, il y a quelque temps, un ouvrage « La Mêlée sociale » qui reçut un grand accueil, en raison de la prééminence de son auteur en tant que législateur et rédacteur. Cet ouvrage traite avec vigueur de la question sociale ; il soutient que la lutte cruelle, impitoyable, pour l’existence caractérise aussi bien la société humaine que le règne animal ou végétal, et que la prétendue civilisation n’est qu’un mince vernis qui masque la brutalité essentielle de l’homme. L’auteur (comprend que toute l’histoire de la société est symbolisée ! en Caïn, le premier criminel, et prétend que le Caïn moderne, s’il ne tue pas directement son frère, s’efforce systématiquement de l’écraser si, par force ou par tromperie, il

(P 467) a obtenu sur lui une supériorité de puissance. Nous donnons de cet ouvrage les quelques extraits frappants suivants :

« N’est-ce pas vraiment un prodige que l’humanité ait eu besoin des méditations des siècles, des observations, des recherches, de l’effort de pensée des plus grands esprits pour aboutir à découvrir, avec surprise, après tant d’âges écoulés, le combat pour la vie ? » « Qui fera le compte de la douleur humaine accumulée dans toute l’étendue de la terre depuis l’apparition de la vie ? Qui sondera l’inépuisable réserve de souffrances dont l’humanité se prépare à faire l’avenir ? ».

Esclavage, servage, travail libre du salarié, tous ces états de progrès reposent sur la commune base de la défaite du plus faible et de son exploitation par le plus fort. L’évolution a changé les conditions de bataille, mais sans les apparences pacifiques, le combat mortel est demeuré. S’accaparer de la vie d’autrui, pour s’en faire un secours de vie, voilà du cannibale au propriétaire d’esclaves ou de serfs, au baron féodal, à l’employeur petit ou grand de nos jours, tout l’effort des activités majeures ».

Voici comment M. Clemenceau expose le problème principal de la civilisation :

La faim, voilà l’ennemie de la race humaine… Tant que l’homme n’aura pas vaincu ce cruel et dégradant ennemi, les découvertes de la science n’apparaîtront que comme une ironie de son triste sort, comme le luxe d’une existence à laquelle il manque le nécessaire ». Ainsi s’exprime M. Oscar Comettant dans un curieux article de La Nouvelle Revue, intitulé La Faim. Je reconnais que c’est une sujétion cruelle pour tout ce qui vit, que ce perpétuel besoin d’alimentation qui contraint tous les êtres vivants à s’ingénier, à se torturer, s’entre-détruire pour conserver à tout prix ce bien ou ce mal suprême : la vie. C’est la loi.

D’autres vies lui disputent le droit de vivre : il se défend, il s’organise en communauté, pour sa défense. A la faiblesse physique, première cause de défaite, s’ajoute maintenant la faiblesse sociale. Et voici que la question se pose : en sommes-nous arrivés à ce degré de civilisation, que nous puissions concevoir et rechercher une organisation sociale d’où soit éliminée la possibilité de la mort par la misère ou par la faim ? Les économistes n’hésitent pas. Ils répondent carrément par la négative »…

(P 468)

Il est du devoir de l’État et des membres riches de la communauté, selon M. Clemenceau, d’abolir la faim et de reconnaître le « droit de vivre ». La communauté devrait prendre soin des malheureux et des incapables, non seulement comme étant un sujet de droit, mais aussi d’opportunité. Nous citons encore :

« N’est-ce pas le devoir des riches de secourir les malheureux ? Le jour viendra où le spectacle d’un seul homme mourant [de faim], alors qu’un autre homme a tant de millions qu’il ne sait qu’en faire, sera intolérable à toutes les communautés civilisées — aussi intolérables, en fait, que le serait de nos jours, dans cette communauté, l’institution de l’esclavage. Les difficultés du prolétariat ne sont en aucune façon limitées à l’Europe. Elles paraissent être exactement aussi mauvaises dans la « libre » Amérique, le paradis de tous les pauvres misérables de ce côté-ci de l’Atlantique. »

Ce qui précède est une opinion française. Elle peut ou non impliquer que les choses sont pires en France qu’aux États-Unis. Nous sommes reconnaissants, au moins d’une chose, c’est qu’ici grâce à une taxation libérale aussi bien que par de généreuses contributions, il n’est pas nécessaire de mourir de faim. Ce que l’on désire est quelque chose de plus que la simple existence. Le bonheur est nécessaire pour rendre l’existence désirable.

M. Clemenceau discerne et stigmatise les défauts de l’organisation sociale actuelle, mais il ne propose aucune solution raisonnable à ce problème ; dès lors, son ouvrage n’est qu’un brandon de discorde et un perturbateur. Il est assez facile de se rendre et de rendre les autres plus mécontents et plus malheureux, et tout ouvrage ou tout article qui n’offre pas de baume guérisseur, ni de conception ou d’espérance d’échapper aux difficultés, gagnerait beaucoup à ne pas être écrit ni publié. Grâce à Dieu, les Écritures, non seulement apportent un baume de consolation, mais le seul remède infaillible pour guérir la maladie du monde, le péché, la dépravation par le péché et la mort. Ce remède sera appliqué par le grand Médiateur, le Bon Médecin et le Dispensateur de vie. Le présent ouvrage s’efforce précisément d’attirer l’attention sur ces remèdes célestes, mais incidemment, nous exposons le caractère irrémédiable de la maladie et l’inutilité des remèdes dont dispose le monde.